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Autoroutes djihadistes : des flux non maîtrisables ?

Par Damien Saverot, membre du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient de l'Institut Open Diplomacy

10 août 2016

Afin de comprendre la nouvelle donne relative à la situation des réseaux terroristes et djihadistes à travers le monde, revenons sur les changements de paramètres en politique internationale liés à la fin de la logique de la Guerre froide, ainsi que sur la substitution du monde multipolaire au monde bipolaire au cours des années qui ont suivi. La menace soviétique, qui permettait auparavant de définir l’ennemi bien connu du bloc de l’Ouest, a disparu au profit d’une multitude d’autres menaces, que l’ancien président américain George W. Bush a défini comme « l’axe du mal » c’est-à-dire les pays soutenant le terrorisme, vocable moraliste caractéristique de l’administration Bush après le 11 septembre 2001. Toutefois, cette définition trop étroite (qui ne recoupait originellement que l’Irak de Saddam Hussein, l’Iran et la Corée du Nord) a progressivement été remplacée par la simple expression de « terrorisme », étant bien entendu que le terrorisme, dans sa nature même, nécessiterait la mise en œuvre d’une guerre préventive pour s’en débarrasser - comme ce fut le cas lors de l’intervention américaine en Afghanistan à partir de 2001, ou encore de la troisième guerre du Golfe, lancée en 2003 avec l’« Opération Liberté irakienne ».

De l’Afghanistan au Mashrek, l’internationalisation des groupes djihadistes

La « guerre contre le terrorisme » est progressivement devenue un concept employé par l’ensemble des acteurs internationaux et la très grande majorité des Etats : les appareils sécuritaires des Etats-Unis ou d’Israël, aussi bien que l’Arabie saoudite, l’Iran ou la Syrie, ont repris à leur compte l’idée de lutte contre le terrorisme pour justifier des opérations sécuritaires ou policières. Toutefois, comme le souligne Alain Gresh[1], aucun d’entre eux n’accorde à ce terme de terrorisme la même définition.

L’acceptation de l’expression « guerre contre le terrorisme » par l’appareil sécuritaire étatique peut apparaître comme un moyen de dépolitiser le point de vue adopté, pour lui substituer une approche morale. Le pouvoir politique chercherait en cela à expliquer le terrorisme par la haine de l’ennemi envers notre propre existence, et non envers nos actions.

Pourtant, les interventions extérieures des acteurs occidentaux ont également contribué à créer un terreau favorable à l’émergence de ces groupes terroristes. Le développement d’Al-Qaïda, par exemple, ne peut être déconnecté des interventions américaines au Moyen-Orient, ce qui est particulièrement vérifiable pendant la Guerre froide et notamment lors de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques entre 1979 et 1988. Le Maktab al-Khadamāt, ayant donné naissance à Al-Qaïda, était le bureau des moudjahidines arabes venus soutenir les combattants afghans contre l’URSS, inspiré par les Frères musulmans et soutenu financièrement par la CIA jusqu’à la défaite soviétique. Plus récemment, durant l’intervention américaine en Irak, la déstabilisation du régime de Saddam Hussein a poussé d’anciens généraux baathistes à rejoindre les organisations terroristes. Ce fut notamment le cas de Haji Bakr, colonel d'état-major sous Saddam Hussein, passé par la tristement célèbre prison d’Abu Ghraïb, devenu djihadiste à la suite de la débâcle de la Garde républicaine (9 avril 2003) et renforcé dans cette voie à la suite de sa rencontre avec le chef islamiste Abou Moussab Al-Zarqawi entre 2003 et 2006. Haji Bakr a également co-fondé la milice Jabhat Al-Nosra / Fatah al-Cham, qui était jusqu'à récemment liée à Al-Qaïda dans le cadre de la guerre civile syrienne. La paternité directe de ce groupe, souvent présentée comme un résultat de la radicalisation des rebelles syriens, doit en réalité être attribuée à l'Etat islamique d'Irak, bien avant le début de la guerre civile syrienne.

Haji Bakr, ancien colonel baathiste dans l'Irak de Saddam Hussein, aurait dessiné l'organigramme du

futur Etat islamique après la défaite de la Garde républicaine en 2003. Depuis sa rencontre avec

Abou Moussab Al-Zarqawi, Haji Bakr a participé à la fondation de la milice Jabhat al-Nosra

en Syrie (affiliée à Al-Qaïda), puis est devenu un chef djihadiste au sein du groupe Etat islamique.

Or, la guerre contre le terrorisme a favorisé l’internationalisation de ces conflits régionaux, et a finalement donné une certaine stature à des groupes, comme Al-Qaïda, qui fondent leur propagande en réaction à l’ensemble des opérations occidentales ou encore israéliennes. Il arrive d’ailleurs que certains djihadistes partent se battre en Irak tout en évoquant l’occupation israélienne en Cisjordanie, ne voyant aucune incohérence dans ce type de raisonnement. La dynamique djihadiste telle qu’initiée par Al-Qaïda au cours des années 1990 n’est pourtant pas originellement internationaliste, comme a pu l’être le communisme. Au contraire, il s’agit plutôt d’une structure de « franchises » pouvant être affiliées à une organisation centrale. Des facteurs locaux encouragent souvent des groupes bien ciblés localement à se rattacher à une mouvance djihadiste. C’est notamment le cas de certains bédouins du Sinaï, qui sont bien souvent les laissés-pour-compte de l’ensemble des politiques publiques égyptiennes.

Idéologie du djihad : des revendications multiples pour un but final commun

Ces constats nous amènent à réfléchir à la distinction entre terrorisme et djihadisme, et à l’identification de ce que ces concepts recoupent. Selon Yves Trotignon[2], analyste de la menace terroriste, ancien cadre de la DGSE, le terrorisme n’est que le modus operandi de l’idéologie du djihad. Ce dernier serait défini en premier lieu par le désir de révolte, élément qu’il ne faut pas nier dans l’analyse du phénomène. Toutefois, la définition de ce terme doit comprendre les facteurs multiples qui peuvent pousser à cette révolte. Les phénomènes historiques globaux ont ainsi autant d’importance que les parcours personnels et le vécu des djihadistes. Pour une même organisation ou une même mouvance djihadiste, les affiliations des acteurs varient selon la région dans laquelle ils ont vécu. Un groupe djihadiste rassemblant des combattants dans plusieurs pays, peut être composé de groupes nés dans des situations très différentes :

  • Dans le pays A, la revendication djihadiste est irrédentiste. Par exemple, les brigades Al-Quds ou le Hamas dans les territoires palestiniens et à Gaza, axent leur discours d’appel au djihad autour de la récupération du territoire de la Palestine mandataire, l’instauration d’un Etat islamique palestinien et l’élimination de l’Etat d’Israël.
  • Dans le pays B, la revendication se fait à l’encontre d’un Etat « kafir » – mécréant. C’est notamment le cas, en Egypte, du prédicateur Ayman Al-Zawahiri, voulant renverser le gouvernement égyptien – par exemple à travers l’attentat contre le président Anouar el-Sadate organisé par les Frères musulmans en 1981[3]. En Syrie, les Frères musulmans avaient déjà essayé dès 1976 de prendre le pouvoir et d’instaurer une république islamique, ce qui s’était soldé par une répression sanglante par le régime baathiste de Hafez al-Assad à Hama en 1982.
  • Dans le pays C, la lutte djihadiste est au contraire favorisée par des luttes ethniques. Au Nigéria, la plupart des partisans du groupe Boko Haram appartiennent à l'ethnie Kanuri[4], majoritaire dans la région, ce qui permet aux combattants de disposer d'un recrutement plus facile auprès de personnes de la même tribu, mécontentes de la classe dominante du Nord et hostiles à l’Etat nigérian.

Toutefois, l’ensemble de ces mouvances au sein des pays A, B et C échangent et communiquent entre elles. Il serait erroné de croire que les frontières nationales freinent le dialogue entre des mouvances islamistes qui, récemment, se veulent de plus en plus transnationales.

Ayman Al-Zawahiri, emprisonné en 1982 à la suite de la tentative d'assassinat contre

le président Sadate en 1981, explique devant les médias arabes et occidentaux

sa volonté d'instaurer un Etat islamique en Egypte.

Le djihad se structurerait ainsi par la rencontre entre des combattants qui « voyagent » et des mouvances implantées localement. Certaines terres de djihad ont rencontré beaucoup de succès – Syrie, Irak, Afghanistan – tandis que d’autres n’ont jamais séduit les combattants étrangers – Tchétchénie, Caucase. Les causes de ces réussites – ou échecs – sont multiples. Dans le cadre de la guerre en Syrie, on peut citer notamment l’importance des terres de djihad dans l’eschatologie islamique, résonnance qui est utilisée par les prédicateurs. Par exemple, la ville de Dabiq en Syrie doit, dans le cadre de cette eschatologie, voir s’affronter les troupes islamiques et mécréantes, cette bataille devant précéder la fin du monde. Le nom de cette ville est d'ailleurs utilisé par le groupe Etat islamique comme titre de son magazine de propagande en anglais.

Structure des principales organisations terroristes : pouvoir central et fédération de wilayats, ou réseau de franchises ?

Les deux pôles principaux du djihadisme actuel restent indéniablement Al-Qaïda et le groupe Etat islamique. Al-Qaïda est une mouvance bien plus ancienne que la seconde, et dont l’existence peut être datée de plus de 25 ans. Cette organisation a toujours encouragé la formation et l’aide à des groupes implantés localement – des franchises – et ayant leurs objectifs propres, comme AQMI – Al-Qaïda au Maghreb islamique, ou l’ancien Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat – GSPC – en Algérie. Le groupe EI a au contraire développé un véritable projet de structure étatique et centralisée. Les « franchises » du groupe Etat islamique ressemblent en réalité à des groupes subalternes et sont définies sous l’appellation arabe de « wilaya », « région » ou « province », une expression de nature administrative. Plus les groupes sont éloignés géographiquement de l’administration centrale syrienne ou irakienne, plus ces wilayas agissent de manière autonome. En 2015, Boko Haram a d’ailleurs prêté allégeance au groupe EI, abandonnant ainsi son nom originel au profit de l’expression « Wilayat d’Afrique de l’Ouest ».

En ce qui concerne les actions terroristes de l’organisation, l’Etat islamique présente une posture particulière, notamment depuis les attentats de Paris et Saint-Denis en novembre 2015, qu’il est encore aujourd’hui difficile de décrypter. Deux hypothèses sont envisageables à ce sujet :

  • Les attentats ont été totalement orchestrés et planifiés par l’administration centrale de l’Etat islamique, à Mossoul ou à Raqqa. Cette thèse serait notamment favorisée par la découverte du rôle joué par Abou Abdallah Al-Faransi, alias Maxime Hauchard, djihadiste français résidant à Raqqa, et qui serait le commanditaire réel des attentats.
  • Ces évènements font suite à la rencontre entre un projet de l’Etat islamique et une mouvance djihadiste française déjà implantée sur le territoire national sans lien originel avec le Mashrek, dont les réseaux les plus importants se sont créés dans le cadre des attentats de 1995 en France, avec les poseurs de bombes du Groupe islamique armé – GIA.

Comment peut-on analyser le phénomène de la « Hijra » ?

Hijra, ou Hégire, signifie « migration» (en référence à l’épisode de l’Hégire en 622), ou « ​retour» du musulman vers une terre d’islam.​

Dans cette démarche d’articulations de trajectoires personnelles avec des facteurs et des événements internationaux, les travaux d’Hugo Micheron[5] sur la France et les départs vers le djihad sont particulièrement éclairants. En France, les premiers territoires de départ vers le Levant se situeraient en Gironde, à Toulouse, Montpellier, Lunel, Nîmes, Toulon, Nice, Menton, en Rhône-Alpes, à Strabourg et dans l’Est, à Paris, Trappes, et dans le Nord. Ceux qui font le choix de partir ont des profils variés et ont grandi dans des classes sociales bien plus hétéroclites qu’il n’y paraît. Il n’y a, par exemple, que très peu de djihadistes originaires de Marseille et des « quartiers Nord ». En effet, sur le terrain, les dealers, les trafiquants et les personnes liées au banditisme exercent un fort contrôle sur ces quartiers et empêchent les potentiels djihadistes de se soustraire à leur commerce clandestin.

En ce qui concerne les rapports entre les départs vers le djihad et l’islam authentique, l’ensemble des médias semble traiter le problème sous un angle erroné. Les djihadistes partis en Syrie et en Irak sont selon eux manipulés et ignorants, n’ayant pas lu le Coran. Mais la mauvaise interprétation ou l’absence de lecture du Coran n’est pas un facteur pouvant expliquer la volonté de commettre des attentats ou de partir au Levant. Le phénomène du djihad n’est pas nouveau au regard de l’histoire de la conquête islamique, et est réapparu sous une forme armée dès le début du XXe siècle[6].

Enfin, le départ vers le Mashrek, indépendamment de la radicalisation de l’individu, serait surtout conditionné par les liens humains : une minorité agissante et efficace suffirait pour envoyer des personnes combattre en Syrie ou en Irak.

Si l’appréhension du djihad par les services de renseignement a évolué, elle a souvent démontré une certaine déficience et un manque d’information. L’opération menée contre le terroriste franco-algérien Djamel Beghal en 2001 n’a été rendue possible que par le soutien apporté par les services américains et britanniques. L’exemple de Beghal montre que déjà dans les années 2000, des groupes de Français anciennement impliqués dans les réseaux du GIA, le Groupe islamique armé, partaient se former en Afghanistan grâce à l’aide de prédicateurs liés à Al-Qaïda tels qu’Abou Qatada Al-Filastini –prédicateur salafiste et figure d’autorité religieuse du GIA en Algérie dans les années 1990, il était surnommé « l’ambassadeur d’Oussama Ben Laden en Europe ». Farid Benyettou, prédicateur responsable de la filière des Buttes-Chaumont[7], était affilié à Al-Qaïda au Maghreb islamique.

Meeting entre le président républicain Ronald Reagan et des moudjahidines afghans

dans les années 1980 à la Maison blanche. En 1985, Reagan comparait les talibans

afghans aux « pères fondateurs des Etats-Unis ».

Entre 1996 et 2012, les réseaux djihadistes se sont progressivement structurés mais il n’y a eu que peu d’attaques terroristes de grande ampleur, en raison de l’échec des talibans en Afghanistan ainsi que du délitement des groupes islamistes en Algérie. Si l'année 2012 a marqué le retour sur la scène médiatique de ces réseaux qui ont eu le temps de se préparer à des évènements de grande envergure, l’appareil sécuritaire français n’était pas prêt à faire face à ces nouvelles attaques. L’affaire Merah en 2012 a démontré un échec total des services français, qui n’a pourtant eu peu de conséquences sur la manière de gérer les filières djihadistes par les services. Les organes de renseignement ont donc du « redécouvrir la sociologie », et travailler à retracer l’ensemble des liens personnels de chaque membres de réseaux djihadistes. Ce n’est que très récemment que la DGSE s’est mise à effectuer des organigrammes de combattants étrangers rejoignant les rangs des terroristes[8], afin de comprendre pleinement le fonctionnement des filières djihadistes et les liens humains qui leur permettent de recruter.

[1] Alain Gresh, lors de la conférence « Les autoroutes du djihadisme mondial : des flux non-maîtrisables ? », 9 mai 2016, Paris.

[2] Id.

[3] Le cheikh Ayman Al-Zawahiri, emprisonné à la suite de l’assassinat de Sadate en 1981, explique devant les télévisions internationales sa volonté d’instaurer un Etat islamique : https://www.youtube.com/watch?v=sV4Bic32Rdg.

[4] BACA Michaël, « Boko Haram, le pièce ethnique », Courrier international, 13 mars 2016 : http://www.courrierinternational.com/article/2015/03/12/boko-haram-le-piege-ethnique.

[5] Hugo Micheron est chercheur et doctorant au CERI Sciences Po. ALONSO Pierre et LE DEVIN Willy, « Hugo Micheron  : «Les jihadistes veulent créer un climat de harcèlement moral collectif» », Libération, 16 février 2016 :

http://www.liberation.fr/france/2016/02/16/hugo-micheron-les-jihadistes-veulent-creer-un-climat-de-harcelement-moral-collectif_1433871.

[6] Dans les années 1920, les imams ottomans et les religieux chiites irakiens appelaient déjà à une union sacrée des musulmans contre l’invasion de l’Irak par les « croisés », contre le mandat sur l’Irak confié par la SDN, la Société des Nations, aux Britanniques, et ce par le biais du djihad armé.

[7] Les frères Kouachi et Amedi Coulibaly, auteurs des attentats des 7,8 et 9 janvier 2015 à Paris, ont notamment fait partie de cette filière.

[8] Selon l’analyse d’Yves Trotignon.

Cet article a été nourri par les discussions et les échanges lors de la conférence « Les autoroutes du djihadisme mondial : des flux non-maîtrisables ? », organisée le 9 mai 2016 par l’Institut Open Diplomacy en partenariat avec la revue Orient XXI et du site Ondes de choc. Cette conférence a été introduite par Alain Gresh, Rédacteur en chef de la revue Orient XXI ; elle a réuni Hugo Micheron, chercheur-doctorant au CERI Sciences Po, spécialiste du Moyen-Orient et du djihadisme, et Yves Trotignon, analyste de la menace terroriste, ancien cadre de la DGSE.

Légende de la photo en bandeau : le président et le Vice-président américains suivant l'opération "Neptune Spear" contre Oussama ben Laden aux côtés de membres de l'équipe de la sécurité nationale, Washington D.C., 1er mai 2011.

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