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Comptabilité et environnement : l’impossible mariage ?

| Sylvain Maechler, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

20 novembre 2020

« La Commission aidera aussi les entreprises et d’autres parties prenantes à élaborer des pratiques comptables normalisées concernant le capital naturel ». Voici ce que promet la Commission européenne dans son Pacte vert en décembre 2019 afin de mesurer de façon harmonisée les relations entre les systèmes économiques et environnementaux. Les objectifs d’une telle comptabilité du capital naturel sont multiples : permettre aux investisseurs (ou autres « parties-prenantes ») d’accéder à des informations fiables, aux entreprises de mettre en place des systèmes de gestion des risques environnementaux robustes ou aux États d’instaurer une fiscalité environnementale ambitieuse. Cependant, la route est encore longue avant que ce projet ne réponde à toutes ses promesses.

Comptabilité et environnement : les difficultés techniques

L’histoire du capitalisme et celle de la comptabilité, méthode pour enregistrer le passé et mieux aborder un futur incertain, sont indissociables. En simplifiant la réalité, la comptabilité permet de mieux « voir le monde », un monde si possible défini en unités monétaires qu’un marché permettrait de révéler à un moment défini au préalable. Comme Joseph Schumpeter l’indiquait déjà en 1942, « le capitalisme élève l’unité monétaire [] à la dignité d’unité de compte. En d’autres termes, la pratique capitaliste convertit l’unité de monnaie en un instrument de calcul rationnel des coûts et des profits, grâce auquel il construit le monument grandiose de la comptabilité ».

Dès lors, les normes IFRS, qui s’appliquent à toutes les sociétés cotées sur le sol européen, délaissent très largement les enjeux environnementaux s’ils n’ont pas un impact direct sur les les comptes (financiers) de l’entreprise. L’environnement peut ainsi être partiellement intégré lorsque des provisions doivent être passées en vue de la remise en état d’un site - pour les centrales nucléaires, ce sont parfois des provisions de plusieurs milliards d’euros. La comptabilité privée ne permet d’intégrer l’environnement que s’il se montre « financièrement matériel » : s’il a un impact direct et significatif en termes financiers sur une entité. Le cabinet comptable KPMG considère ainsi que des informations sont matérielles si leur omission est susceptible d'influencer les décisions des principaux utilisateurs des états financiers : les investisseurs. L’environnement n’aurait-il donc aucune influence sur leurs décisions ? Pour l’heure, le peu d’informations liées à l’environnement est généralement relégué dans les annexes du bilan comptable.

L’intégration de l’environnement n’est guère plus une réussite pour la comptabilité publique, malgré la mobilisation d'une multitude d’experts en comptabilité, statistique publique et économie de l’environnement pour développer un PIB vert depuis les années 1980. En 1992, l’ambitieux Agenda 21 soulignait pourtant la nécessité de développer des « systèmes de comptabilité environnementale et économique intégrée », amenant la Commission statistique de l’ONU à publier en 1993 un premier cadre comptable en la matière. En 2012, une nouvelle version accédait même au statut de « norme internationale ». Cependant, ces comptes sont toujours considérés comme « satellites » à la comptabilité traditionnelle, et restent bien peu utilisés en matière de prise de décision, cantonnés aux arènes expertes. Les débats butent toujours et encore sur un point central : peut-on vraiment intégrer à la comptabilité une nature dont des valeurs monétaires ne peuvent être créées que de manière artificielle ?

Monétiser pour protéger

La nature « que le capital peut voir » (Morgan M. Robertson) ne se laisse pas aisément amadouer. Ce ne sont pourtant pas les études et rapports qui font défaut, de l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire de 2005 demandée par le Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, à l’étude TEEB - Économie des écosystèmes et de la biodiversité de 2011 en réponse à une proposition des ministres de l’Environnement du G8+5 de 2007, jusqu’au rapport de 2019 de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques - IPBES. Une multitude d’experts en biologie, écologie, cartographie ou économie ont tenté d’attribuer les meilleures valeurs possibles à la nature. Et on ne compte plus les appels à protéger la nature motivés par sa valeur que seule la monnaie pourrait permettre de révéler. Selon les calculs du WWF en 2018, la nature représenterait 125 000 milliards de dollars de services annuels.

La nomination de Pavan Sukhdev, ancien de la Deutsche Bank, à la tête de l’étude TEEB avait en partie pour but de mobiliser les entreprises. Pari en partie réussi, puisqu’en 2011 l’entreprise Kering publiait les premiers « comptes de pertes et profits environnementaux », à l’aune notamment de coûts hypothétiques de dépollution ou du controversé coût social du carbone. Depuis, l’exercice a été réitéré à de nombreuses reprises : en 2019 le résultat déficitaire de 524 millions d’euros. Peu importe cependant, puisque faire l’exercice, c’est déjà en partie le réussir. En effet, aucun lien direct n’a été réalisé avec la comptabilité financière, au-delà d’une comparaison : ces pertes environnementales ont augmenté moins vite que les profits financiers. Mais pouvait-on soustraire, dans la comptabilité financière, ces 524 millions aux 9,6 milliards d’euros de profits de Kering la même année ? Pour le folklore, peut-être. Mais légalement, Kering ne peut pas modifier ainsi ses comptes.

En plus de définir ce qui peut ou non être intégré à la comptabilité, les normes comptables environnementales devraient ainsi préciser la manière de calculer ce qui doit y être intégré. Car lorsque des entreprises s’adonnent à de tels exercices, les résultats, en plus d’être surprenants, restent difficilement comparables. L’entreprise franco-suisse de ciment LafargeHolcim s’est livrée à un exercice similaire à celui de Kering en 2017, pour intégrer ses émissions de gaz à effets de serre. Avoir sélectionné un prix de la tonne de carbone (ou « coût social du carbone ») à 30 euros lui a permis de présenter des résultats plus flatteurs : la même année, l’entreprise Olam réalisait un exercice similaire avec un prix du carbone à plus de 70 euros. Surtout la Commission Stern-Stiglitz (Commission de Haut Niveau sur les Prix du Carbone) soulignait qu’« à moins de 40 dollars la tonne de carbone en 2020, l’objectif de l’Accord de Paris n’est pas tenable ».

Si l’un des objectifs de la comptabilité est la comparaison, il est encore loin d’être atteint. Qui plus est, si le carbone ne représente en réalité qu’une mince partie du capital naturel à comptabiliser, il est l’élément le plus aisément calculable. Il reste d’autant plus difficile d’établir un prix commun et normalisé pour la biodiversité et les services écosystémiques que les multiples interactions avec les cycles biogéochimiques restent largement incertaines.

Au croisement des chemins

Malgré ces limites à l’intégration de la nature dans la comptabilité, les prochaines années pourraient s’avérer déterminantes. En ce qui concerne la comptabilité publique tout d’abord, une nouvelle version du système de comptabilité nationale - SNA est en travaux, avec pour objectif d’adopter une nouvelle norme d’ici 2025. Parmi les enjeux, l’intégration du travail informel encore invisibilisé dans le calcul du PIB comme de la nature, mais également de discuter de manière coordonnée avec les acteurs privés. La Banque mondiale a ainsi initié une grande coalition : Combining Forces on Natural Capital. Du côté du secteur privé, les « Big Four » de la comptabilité ne sont jamais loin – eux qui ont collaboré au développement des méthodologies utilisées par LafargeHolcim ou Kering, mais également Novartis ou BASF, réunis sous la houlette d’organisations telles la Natural Capital Coalition. Cette dernière se donne pour mission de fédérer des entreprises par le biais d’échanges d’expérience, et du partage de leur « natural capital journey ».

C’est dans ce sillage que souhaite s’inscrire le Pacte vert de décembre 2019. La Commission européenne a mandaté l’organisation Value Balancing Alliance, créée pour l’occasion et qui doit développer des principes de comptabilité environnementale, le E-GAAP - Environmental Generally Accepted Accounting Principles. Le tout sur le fondement de données monétarisées et harmonisées de l’environnement, avec le soutien des Big Four de la comptabilité qui offrent un service pro bono.

Les Big Four placent cependant leurs pions sur plusieurs tableaux, eux qui possèdent également un réel pouvoir auprès des organismes de normalisation traditionnels tels l’IASB - International Accounting Standards Board, qui développe les normes IFRS. Les Big Four en sont la première source de financement devant l’Union européenne, le Japon ou la Chine. Le projet de l’IASB diffère grandement de celui de la Value Balancing Alliance, puisqu’il vise uniquement à renforcer l’intégration des impacts environnementaux (essentiellement les gaz à effets de serre) considérés comme « financièrement matériels ». C’est dans cet esprit que travaille notamment la Task Force on Climate-related Financial Disclosures - TCFD créée en 2016 sous l’impulsion du Financial Stability Board - FSB et présidée par Michael Bloomberg.

La consultation initiée à l’été 2020 par l’IFRS sur l’intégration de critères de durabilité dans ses normes souligne cependant le caractère restrictif de la matérialité. Étendre ses frontières implique de complexifier encore les normes, mais peut aussi engendrer de nouvelles responsabilités légales en cas de divulgation d’informations environnementales qui viendraient à être considérées comme matérielles. L’Union européenne a déjà anticipé la faible ambition de l’IFRS. Le Groupe consultatif européen sur l’information financière - EFRAG n’entend ainsi pas suivre l’IFRS sur des normes de durabilité, et a créé en 2020 un groupe de travail afin de pousser plus loin les frontières de la matérialité.

Impossible mariage ?

Les débats sur la potentielle transformation du capitalisme par le biais de la comptabilité butent sur le concept de matérialité : jusqu’où pousser l’intégration de la nature ? D’un côté, une conception faible de la matérialité limite l’environnement essentiellement aux gaz à effets de serre et à ses impacts financiers. De l’autre, les méthodes holistiques d’évaluation monétaire de la nature manquent cruellement de cohérence. En outre, réduire la nature à des unités monétaires n’effacerait-il pas encore un peu plus la complexité que la comptabilité tente justement de révéler ? Dans les deux cas, à force de trop simplifier, le risque est réel de passer à côté de l’essentiel.

Une politique fiscale fondée sur de telles comptabilités environnementales harmonisées semble encore loin. Pourtant, toujours plus d’entreprises s’adonnent à l’exercice d’analyse. Dès lors, s’agit de délivrer un blanc-seing à des entreprises jugées vertueuses d’un point de vue environnemental pour autant qu’elles réalisent l’exercice ? Prenons garde à ce que cette nouvelle forme de comptabilité ne devienne pas un nouvel outil de communication au service d’entreprises qui n’internaliseraient pas les externalités négatives, mais uniquement les critiques. Affaire à suivre.