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COVID - La gestion de crise pandémique sera-t-elle nécessairement liberticide?

| Elise Rousseau et Benjamin Puybareau, Fellows de l'Institut Open Diplomacy

2 avril 2020

Alors que la plupart des États occidentaux décident de prolonger le confinement pour contrer la propagation du coronavirus, certains s'interrogent sur les répercussions de cette crise sans précédent. En effet, les choix opérés pour gérer la pandémie seront déterminants, y compris pour nos systèmes politiques.

A priori, trois scénarios s’offrent à nous.

Le premier serait l’arrêt pur et simple du confinement, sans mesures de contrôle. Le risque inhérent à ce scénario est l’émergence d’une nouvelle vague d’infections, tel que cela s’est produit à Hong-Kong.

Le deuxième scénario serait de maintenir le confinement jusqu’à la création d’un vaccin (ce qui prendra de nombreux mois). Les conséquences économiques et sociales d’une telle solution rendent celle-ci difficilement envisageable.

Le troisième, choisi par plusieurs pays asiatiques, serait le relâchement contrôlé du confinement suivi par des mesures de surveillance. L’usage des nouvelles technologies sera crucial pour la réussite de ce scénario.

Arsenal digital contre virus en propagation

Nous dénombrons six techniques de surveillance qui joueront sur la sortie du confinement.

  • L’analyse des comportements collectifs

En Lombardie, les données agrégées, et donc anonymes, fournies par les opérateurs téléphoniques ont dévoilé que 40 % de la population ne respectait pas le confinement. Dans l’après-confinement, cette pratique pourrait permettre aux autorités d’évaluer le respect des mesures mises en place.

  • Le renforcement des contrôles

En Belgique, en France et en Espagne, la police utilise des drones munis de haut-parleurs pour disperser les groupes se réunissant dans les parcs. La tactique pourrait se poursuivre si ces mesures de distanciation sociale devaient perdurer.

  • La surveillance des personnes en quarantaine

En Pologne, l’application Home Quarantine demande aux individus concernés de prendre un selfie à plusieurs moment de la journée pour prouver qu’ils sont chez eux. À Taiwan, les données GPS des smartphones des personnes en quarantaine sont utilisées, parfois à leur insu, pour s’assurer qu’elles ne sortent pas de chez elles et la police intervient à la moindre infraction.

  • Le « contact tracing »

Traditionnellement mise en œuvre pour contenir les épidémies (ce fut par exemple le cas contre Ebola), cette stratégie “consiste à identifier, évaluer et suivre les personnes qui ont été exposées à la maladie pour éviter que l’infection se propage”. À Singapour, les utilisateurs de l’application TraceTogether reçoivent une alerte les informant qu’ils s’approchent ou se sont approchés d’une personne porteuse du virus, sans que des données ne soient transmises à des tiers, l’application fonctionnant via Bluetooth. Le Royaume-Uni est en train de réfléchir à la création d’une application similaire, tandis que l’application WHO MyHealth lancée par l’OMS le 30 mars 2020 devrait permettre, à terme, le contact tracing.

  • La surveillance de masse de la population

La Chine a renforcé son arsenal de surveillance – déjà bien fourni – en acquérant des caméras thermiques lui permettant de repérer les personnes ayant de la fièvre dans les lieux publics. Ces données s’ajoutent au nombre incroyable d’informations que la Chine possède déjà sur ses habitants, dont les transactions de cartes bancaires et les données médicales, pour perfectionner la nouvelle application de contact tracing du gouvernement. Le programme HealthCode génère quant à lui un QR Code coloré indiquant si l’individu a le droit de circuler. Le téléchargement du programme est obligatoire et le code est scanné à l’entrée des lieux de vie de la population chinoise. En Israël, Benyamin Nétanyahou a autorisé le Shin Beth à utiliser les techniques de surveillance électronique de masse des citoyens habituellement déployées dans le cadre de la lutte anti-terroriste.

  • La publication d’informations

La Corée du Sud, présentée comme modèle de gestion de l’épidémie, a encouragé le dépistage massif du virus. Les personnes diagnostiquées positives, ainsi que leurs contacts, sont placées en quarantaine sous contrôle des autorités. Mais la République de Corée va encore plus loin en envoyant des sms informant les citoyens de la découverte de nouveaux cas dans leur entourage. Ces messages sont tellement précis qu’ils permettent facilement d’identifier le porteur du virus, ainsi que son emplacement. En parallèle, l’application Corona 100m permet aux Sud-Coréens de savoir si les lieux où ils se trouvent ont récemment été visité par des porteurs du virus et le moteur de recherche Coronamap divulgue les itinéraires empruntés par les personnes infectées.

Des technologies efficaces, mais à quel prix ?

Les nouvelles technologies jouent un rôle important dans la gestion de la crise. Mais si elles sont amenées à jouer un rôle dans l’après-confinement – autrement dit, si elles sont perçues comme des formes viables de gestion des enjeux de santé publique à moyen ou long-terme – il devient nécessaire de s’interroger sur les risques liés à leur utilisation.

En Corée du Sud, les alertes téléphoniques envoyées à la population ont été à l’origine de graves atteintes à la vie privée, révélant notamment des liaisons extra-conjugales ou des affiliations religieuses supposées rester secrètes.

La Présidente de la Commission nationale des droits de l’homme de Corée a d’ailleurs averti que la « divulgation excessive d’informations privées » pourrait inciter les personnes présentant des symptômes à ne pas se faire tester. Une étude de l'Université nationale de Séoul confirme ses propos : les Sud-Coréens craignent désormais davantage l'ostracisme que le virus en lui-même. En plus des risques qu’elle représente pour le droit à la vie privée, la méthode sud-coréenne pourrait donc se révéler contre-productive en raison de la peur du stigma social attaché à la contamination.

Il faut également s’interroger sur les possibles biais dans les algorithmes utilisés, et plus généralement sur toutes les erreurs techniques potentielles et leurs conséquences. Pour reprendre l’exemple sud-coréen, Le Guardian rapporte qu’un homme testé positif est devenu la cible d’insultes en ligne après que les autorités aient déclaré n’avoir pas pu suivre ses mouvements ; une confusion attribuée à un « problème technique ».

« État d’urgence permanent » : fantasme ou réalité ?

L’enjeu le plus important, cependant, concerne l’avenir de ces mesures, et le risque de voir celles-ci être adoptées par les États de manière permanente.

Dans un entretien au Monde, Giorgio Agamben dénonçait la tendance de l’État moderne à se servir des crises pour accroître et exercer son emprise sur les populations. Pour le philosophe italien, les menaces sécuritaires, au premier rang desquelles le terrorisme, et désormais les pandémies, sont exploitées par les États pour nous entraîner dans un « état d'urgence permanent » qui justifierait le sacrifice de nos libertés.

De nombreuses voix ont critiqué cette prise de position, accusant Agamben de minimiser l’ampleur de la crise. Il convient cependant de rappeler que certaines mesures liberticides prises par des États démocratiques pour répondre à la menace terroriste n’ont jamais été abandonnées.

Aux États-Unis, le Patriot Act, la loi d'exception votée à la suite des attentats du 11 septembre 2001, n'a jamais été abrogée. En France, la loi « renforçant la lutte contre le terrorisme et la sécurité intérieure » (2017), censée mettre fin à l’état d’urgence en vigueur depuis les attentats de novembre 2015, en reprenait presque toutes les mesures pour les intégrer dans le droit commun. Il semble donc légitime de s’interroger sur la possibilité que certaines mesures prises par des États dans le contexte de cette pandémie soient maintenues par la suite.

Les révélations d’Edward Snowden en 2013 avaient provoqué un débat à l’échelle planétaire sur les dangers des technologies de surveillance et sur le droit à la vie privée. Pourtant, dans les années qui ont suivi, de nombreuses démocraties ont légalisé les programmes de surveillance massive des communications qui avaient été mis en place dans l’illégalité par leurs services de renseignement.

On peut imaginer qu’il sera désormais encore plus facile pour ces gouvernements de légitimer l’usage de technologies très intrusives. Snowden s’est d’ailleurs récemment exprimé par vidéo sur le sujet. Sans nier la gravité de la situation, il dit craindre que des mesures de surveillance survivent à la pandémie et avertit des dangers que représente l’élargissement de l’arsenal à la disposition des services de renseignement.

Le contrôle excessif par l’État n’est pas la seule solution face à la pandémie

De nombreux intellectuels s’accordent à dire que cette pandémie sera synonyme de changements profonds pour nos sociétés. Encore faut-il savoir lesquels. Certains mettent en avant le retour d’un État fort, seul jugé capable de protéger les individus face à une telle catastrophe sanitaire.

Mais (re)mettre l’État au centre dans le contexte actuel n’est pas sans risque : l’accumulation de « bio-pouvoir » – ce pouvoir qui s’exerce sur la vie des individus et des populations à travers des techniques de contrôle social – peut s’avérer dangereux. Et il ne fait pas de doute que les technologies de surveillance à disposition des États contemporains constituent une réelle menace pour les libertés individuelles.

Est-il pour autant possible de penser une réponse à la crise qui ne soit pas exclusivement étatique et attentatoire aux droits humains et aux libertés ?

Dans sa réponse à Agamben, le philosophe Panayotis Sotiris suggère une autre voie : la « biopolitique démocratique », entendue comme un ensemble de pratiques collectives résultant de décisions discutées démocratiquement, et contribuant à la santé des populations sans pour autant s’accompagner d’une expansion des formes de coercition et de surveillance.

Dans cette logique, les mouvements sociaux doivent jouer un rôle de premier plan (comme ce fut le cas pour la lutte contre le VIH), notamment pour guider les actions et ressources de l’État dans la bonne direction (en particulier l’appui aux systèmes de santé publique) ainsi que pour mettre en avant la nécessité de la solidarité et de l’auto-organisation collective pour faire face au virus. Ainsi, « de la simple discipline, nous passons à la responsabilité, vis-à-vis des autres puis de nous-mêmes, et de la suspension de la socialité à sa transformation consciente ».