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L'invasion de criquets pèlerins met à mal la coopération dans la Corne de l’Afrique

| Anne-Frantz Dollin, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

19 juin 2020

Ce n’est pas un phénomène nouveau, loin de là, mais il prend cette année des proportions colossales. Les Etats de la Corne de l’Afrique, envahis de criquets pèlerins depuis l’été 2019, ne parviennent pas à endiguer cette crise, qui engendre d’ailleurs des conséquences lourdes dans une zone déjà sous tensions. Face aux risques, économiques comme alimentaires, les nombreux acteurs de cette région stratégique tentent de fournir des éléments de réponse efficaces à une crise qui se précise un peu plus chaque jour. Comment la crise révèle-t-elle les failles et limites de la coopération ?

La prolifération nouvelle des criquets pèlerins au sein d’une région fragile

Un tel nombre d’acridiens n’a été observé ni en Somalie, ni en Ethiopie depuis 25 ans, selon le Service d’information sur le criquet pèlerin de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture - FAO. Ce sont des conditions climatiques particulières qui expliquent, en partie, une multiplication aussi importante des criquets.

En 2018, les cyclones Mekunu et Luban touchent la péninsule arabique, notamment le Yémen, l’Arabie saoudite, Oman, et permettent un foisonnement de végétation dans des zones semi-désertiques. L’humidité créée favorise la reproduction des criquets, et la végétation leur subsistance. Cette dynamique est renforcée lorsqu’en 2019, de fortes pluies s’abattent sur les côtes désertiques de la Corne de l’Afrique, allant jusqu’à provoquer des inondations. Les criquets se reproduisent de manière exponentielle, envahissent le nord de la Somalie, Djibouti et l’Ethiopie avant de s’enfoncer à l’intérieur des terres.

« À faible densité, les criquets sont [...] des insectes qui ne posent aucun problème. Mais lorsque les populations atteignent une densité critique, les contacts interindividuels induisent un changement de comportement. C’est ce qu’on appelle la grégarisation », souligne Cyril Piou, écologue au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement - CIRAD. Devenus grégaires, les criquets se déplacent en grands groupes. On observe alors des bandes larvaires quand il s’agit de jeunes criquets, et d’énormes essaims pour les criquets adultes, dotés d’ailes. Ces essaims peuvent s’étendre sur plusieurs centaines de kilomètres carrés, et contenir jusqu’à 80 millions de criquets au kilomètre carré. Étant donné leur nombre, ces acridiens sont obligés de parcourir de longues distances pour continuellement trouver de la nourriture.

Après leur passage, les cultures et les pâturages sont détruits : il ne reste quasiment rien d’exploitable ou de consommable. Les milliards de criquets pèlerins qui traversent la région aggravent donc l’insécurité alimentaire d’au moins 20,2 millions de personnes, selon la FAO.

Les défaillances de la coopération régionale

Par leur nombre, leur reproduction exponentielle et leur vitesse de déplacement, les acridiens ne constituent pas une menace localisée. Leur impact est considérable, à une échelle nationale, régionale, voire internationale.

Face aux insectes ravageurs, des organisations régionales telles que la Desert Locust Control Organization for Eastern Africa - DLCO-EA ou l’Intergovernmental Authority on Development - IGAD tentent d’insuffler une coopération régionale. La première mène des opérations transfrontalières rendues nécessaires par l’ampleur du phénomène, et la seconde mobilise les acteurs clés, gouvernementaux ou non. Mais les limites sont réelles. Seuls les gouvernements ougandais et kenyans autorisent ainsi la DLCO-EA à intervenir au niveau de leurs frontières, alors que les sept autres pays membres de l’organisation sont aussi touchés par l’invasion de criquets : le Soudan, le Soudan du Sud, la Tanzanie, l’Erythrée, l’Ethiopie, Djibouti et la Somalie. La confiance manque-t-elle entre voisins pour permettre la coopération ?

Les gouvernements de la Corne de l’Afrique se tournent rapidement vers la communauté internationale au sens large, mais peu vers les acteurs régionaux pour une aide logistique, financière ou technique. Le 10 mai 2020, le ministère de l’Agriculture djiboutien met l’accent sur « l’enquête exhaustive » conduite par le gouvernement pour évaluer la situation, et « le lancement d’un appel à la communauté internationale ». Il n’y a pas de réflexe régional.

Or, ce réflexe est celui de nombreuses organisations internationales. Elles implantent des agences dans différents pays pour créer leur propre maillage régional, et s’appuient sur les acteurs régionaux déjà présents. C’est notamment le cas de la FAO qui mise sur ses commissions régionales : les pays de la Corne de l’Afrique et de la péninsule arabique font partie de sa Commission de lutte contre le criquet pèlerin dans la région centrale - CRC. La FAO a également fondé un Observatoire acridien et un Service d’information pour diffuser des bulletins mensuels et alertes pour les pays touchés, les bailleurs de fonds et les agences compétentes. En avril 2020, la CRC réaffirme la nécessité d’échanger et d’agir main dans la main avec l’IGAD et la DLCO-EA, des acteurs régionaux déjà implantés.

Alors que les acteurs internationaux n’hésitent pas à coopérer avec des organisations régionales pour mettre en oeuvre des actions au plus près des réalités du terrain, les gouvernements n’en font pas leur priorité. Ces réticences des Etats de la Corne de l’Afrique vis-à-vis de l’échelon régional freinent la lutte antiacridienne, et limitent son efficacité.

Une véritable dynamique régionale permettrait d’accélérer la réponse commune à une crise aux conséquences majeures pour les populations. La confiance mutuelle doit être renforcée, mais l’instabilité au sein de la Corne de l’Afrique est encore trop importante. Les conflits inter et intra-étatiques continuent de fragiliser la région.

Néanmoins l’absence de réflexe régional en matière d’aide ne s’explique pas seulement par la méfiance latente. Les pays touchés ont souvent des finances publiques et ressources limitées, limitant leurs moyens financiers ou logistiques face à la crise : le réflexe national prévaut pour constituer des stocks de pesticides, ou acquérir des avions et hélicoptères. « Les gouvernements n’ont pas d’actifs qu’ils peuvent partager » constate Mehari Ghebre, responsable de l’information et des prévisions pour la DLCO-EA.

La prise de conscience de l’importance de la lutte acridienne est bien réelle, mais les divergences et différends entre acteurs et les conflits régionaux empêchent une coopération régionale profonde et efficace. Le 9 avril 2020, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine « encourage fermement les États membres à renforcer davantage leur collaboration en vue d'éradiquer l'invasion de criquets pèlerins ». Un mois après, l’IGAD rappelle l’importance de construire un système de surveillance et d’alerte rapide à l’échelon régional, et demande à renforcer la coopération.

Une aide internationale trop souvent curative ?

Face à une situation que Qu Dongyu, directeur général de la FAO qualifie « de particulièrement préoccupante », la communauté internationale répond présente. Pour lutter contre cette invasion de criquets, l’agence a lancé un appel urgent de 138 millions de dollars. Mi-mai 2020, elle en a récolté 130. La lutte demande néanmoins des efforts financiers renforcés. Si jusqu’ici « le financement s’est focalisé sur des activités de lutte », il importe de continuer à assurer les moyens de subsistance avec un programme d’aides financières aux agriculteurs ou des dons d’intrants agricoles - semences, outils, engrais. Depuis, la FAO a revu son appel à la hausse : 153 millions de dollars.

Entre temps, l’Allemagne et les Etats-Unis ont respectivement versé 20 et 19,3 millions de dollars pour la lutte antiacridienne. L’Onu en a octroyé 10 millions via son Fonds central d’intervention d’urgence - CERF, et la Direction générale de la coopération internationale et du développement de la Commission européenne - DEVCO participe à hauteur de 10 millions de dollars.

Le 21 mai 2020, la Banque mondiale débloque 500 millions de dollars dans le cadre de son Programme de réponse d’urgence aux invasions acridiennes. Quatre projets ont déjà été approuvés pour un montant total de 160 millions de dollars à Djibouti, en Ethiopie, au Kenya et en Ouganda.

Les sommes mobilisées sont considérables pour mettre en oeuvre une réponse rapide à la crise. Mais faut-il seulement guérir, et pas prévenir en « mainten[ant] la vigilance »? Si la communauté internationale se mobilise, c’est souvent « après coup », quand les dégâts agricoles sont majeurs.

Il n’y a pas de consensus sur la marche à suivre : les doutes des experts et bailleurs de fonds portent « sur l’efficacité, la faisabilité et le coût des stratégies de prévention en vigueur ». Plusieurs raisons peuvent expliquer cette frilosité en matière de prévention. Ces stratégies ont certes permis de maîtriser des invasions mais pas de les éviter totalement. Ensuite, la fréquence des invasions n’est pas régulière : il peut y avoir de longues périodes de rémissions. C’est ainsi que le problème passe au second plan : les fonds internationaux sont alloués à d’autres problématiques considérées comme plus pressantes.

Les acteurs internationaux dans un contexte post-colonial ont adopté une approche purement curative de la gestion de crise, pensée à court et moyen termes plutôt qu’à long terme. Mais « la lutte préventive s’est déployée et améliorée en lien avec l’aide au développement ». Le concept de preparedness, soit des dispositifs d’anticipation, est de plus en plus institutionnalisé et reconnu.

Il reste beaucoup à faire. Améliorer la surveillance préventive permettrait de réduire, par exemple, l'utilisation des pesticides dans la lutte antiacridienne. En 2020, les criquets sont si nombreux que des épandages à grande échelle deviennent une obligation. Même des pesticides conventionnés peuvent polluer les sols et menacer l’écosystème des champs en tuant les pollinisateurs. Ces enjeux sont particulièrement importants au sein de zones déjà fragilisées.

La Covid-19, facteur aggravant dans la gestion de la crise

La pandémie de la Covid-19 complique encore davantage la lutte contre les criquets pèlerins. Les restrictions de déplacements limitent, parfois même conduisent à annuler la venue d’experts et de formateurs. La fermeture des frontières et le ralentissement voire la désorganisation des flux économiques retardent les livraisons de pesticides et de matériels.

En parallèle, les criquets pèlerins continuent de se reproduire et ne connaissent pas les frontières. Fin mars 2020, de nouveaux essaims commencent à se former : la communauté scientifique met en garde contre une deuxième vague de criquets qui atteindraient leur maturité en juin, au moment des récoltes en Afrique de l’Est. L’accumulation de menaces inquiète des acteurs qui tentent d’être présents sur tous les fronts.

Si l’absence de réflexe régional chez les acteurs nationaux empêche la lutte contre l’invasion de criquets pèlerins, cet échelon régional doit donc être à la fois légitimé, et devenir porteur d’initiatives pour incarner une véritable dynamique. Loin d’être un maillon faible, c’est à travers lui qu’il importe de penser les stratégies à long terme.

L’insécurité alimentaire causée par les acridiens et les conséquences multiples de la pandémie risquent de plonger la Corne de l’Afrique, puis l’Afrique de l’Est dans une crise humanitaire d’ampleur. Face à ce danger réel, une coopération renforcée et des stratégies au moins régionales seront nécessaires.