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Décentralisation : mosaïque à l'italienne

| Romaric Nazon, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

4 novembre 2020

Près de 160 ans après sa création, l'Italie n'a pas stabilisé les relations entre le pouvoir central et ses territoires. Un exemple : à l'occasion des élections régionales des 20 et 21 septembre 2020, le président de la région Vénétie, Luca Zaia, membre de la Ligue du Nord, d’extrême droite, a rappelé son objectif de parvenir à un statut spécial pour sa collectivité. En parallèle, la crise sanitaire liée à la Covid-19 a fait resurgir le débat sur la recentralisation des compétences en matière de santé, dévolues des régions.

La péninsule italienne ne s'est unifiée qu'au milieu du XIXe siècle, par l’addition de territoires aux histoires et parfois géographies différentes : depuis, l'État continue à hésiter entre centralisation et décentralisation. Cette interrogation sur la place et le rôle des collectivités locales n'est certes pas qu'italienne et existe ailleurs en Europe, en France, au Royaume-Uni ou en Espagne. Mais l'Italie, à l'instar de l'Espagne, est un État régional : les collectivités régionales disposent, entre autres, d’un pouvoir législatif, certes limité. En matière d’organisation de la puissance publique, l'État régional côtoie les formes d’Etat fédéral et de différenciation régionale sans pour autant les doubler.

La régionalisation comme forme ultra-décentralisée de l’État unitaire constitue la dernière étape avant le passage à un État fédéral. L’État italien, dans un contexte de crise politique, économique, sociale, doit faire des choix déterminants quant à l'organisation de la puissance publique. Faut-il faire du « néocentralisme » pour préserver l'unité nationale ? Accorder plus d'autonomie à certains territoires ? Ou bien trouver un équilibre savant dans le partage des compétences entre l'État et ses collectivités territoriales, et comment ?

L'équation décentralisatrice : différenciation et fédéralismes

La décentralisation en Italie se fonde sur trois principes : le régionalisme différencié, le fédéralisme administratif, le fédéralisme fiscal.

La différenciation, c'est la possibilité juridique pour les régions d'être régies par un statut spécial. Les régions italiennes sont soit à statut spécial, soit à statut de droit commun, selon la Constitution de 1947. La décentralisation italienne se caractérise ainsi par une asymétrie régionalisée. La quasi-totalité des régions à statut spécial a été créée en 1948 pour assurer une rupture avec le haut degré de centralisation du régime fasciste et éviter la naissance de mouvements séparatistes. Ces régions spéciales se distinguent en raison d'une géographie, d'une histoire et d'une culture propres. Chacune a ses propres statuts, plus de compétences et de ressources financières que celles de droit commun.

Les fédéralismes administratif et fiscal sont quant à eux reconnus tout d'abord par les lois « Bassanini » des années 1990, avant d’être consacrés dans la Constitution en 2001.

Le fédéralisme administratif accorde des compétences législatives aux régions, et réglementaires à toutes les collectivités territoriales, pour qu'elles puissent exercer leurs compétences. L'article 117 de la Constitution départage ainsi les compétences législatives de l'État et des régions à statut de droit commun. Il identifie explicitement les compétences exclusives de l'État, à l'image de la défense et des forces armées, et celles concurrentes avec les régions, comme la coordination des finances publiques et du système fiscal. Les compétences législatives des régions sont ainsi celles concurrentes de celles de l’Etat, et toutes celles qui ne sont pas désignées dans cet article - comme l’organisation hospitalière. Les compétences législatives des régions à statut spécial sont quant à elles fixées par les statuts de chacune.

Le fédéralisme fiscal concerne quant à lui les recettes fiscales des collectivités territoriales : les impôts doivent financer l'ensemble de leurs compétences, et les recettes fiscales se substituer aux dotations de l’Etat. La péréquation, à travers la solidarité financière entre collectivités, a pour fonction de réduire les inégalités de ressources entre les territoires. L'article 119 de la Constitution reconnaît pour ce faire une autonomie financière aux collectivités territoriales. La loi du 5 mai 2009 territorialise l'impôt : chaque collectivité devient responsable de ses ressources fiscales. Les collectivités territoriales disposent de trois types de recettes fiscales. Les impôts propres sont des recettes fiscales exclusivement locales : les collectivités disposent d'un pouvoir fiscal qui peut être néanmoins encadré par le législateur national. Les « additionnels » sont des taxes additionnelles à des impôts nationaux. Les « co-participations » se résument à un partage du produit d'un impôt national entre l'État et les collectivités.

Toute la problématique de la décentralisation italienne réside dès lors dans la conservation d'une cohérence systémique à la fois verticale, entre l'État et les collectivités, et horizontale entre les entités locales.

L'organisation décentralisée de l'Italie

L'organisation décentralisée de l'Italie s’appuie sur les régions et les communes. L'article 114 de la Constitution reconnaît plusieurs catégories de collectivités territoriales : « La République se compose des communes, des provinces, des villes métropolitaines, des régions et de l'État ». Et souligne l’ambiguïté de la décentralisation italienne qui semble mettre sur un pied d'égalité l'État et les collectivités territoriales.

L'essentiel des compétences décentralisées est partagé entre les régions et les communes (cf. le tableau du Studi Economici dell'OCSE: Italia, de l’OCDE/OCSE). Les premières possèdent des compétences stratégiques, à l'instar de la santé et des transports publics, et les secondes des compétences plutôt de proximité, telles que les services scolaires et l'état civil. Les provinces et les villes métropolitaines disposent des compétences résiduelles - gestion du réseau routier provincial, des bâtiments publics pour l’enseignement secondaire, etc.

La majorité de la dépense publique locale concerne donc régions et communes. En 2018, les régions représentaient 19 % de la dépense publique pour leurs compétences premières, les provinces et villes métropolitaines, 0,8 % , et les communes, 6,8 %.

La problématique décentralisatrice, les crises de la verticalité et de l'horizontalité

La coordination et la solidarité entre acteurs sont mises à l'épreuve à la fois aux niveaux vertical et horizontal, un débat réactualisé par les interrogations sur l’efficacité des systèmes de santé depuis le printemps 2020 et la crise de la Covid-19.

Le système de santé italien est un service national à l'organisation régionalisée. Les régions possèdent ainsi une compétence législative partagée avec l'État et doivent financer le système par leurs impôts. Cela se traduit par l’hétérogénéité de la structuration des services de santé à travers les régions, et par des moyens financiers inégaux. L'État conserve des compétences néanmoins pour fixer les niveaux essentiels de prestations sociales. La différence de moyens financiers est liée au développement du fédéralisme fiscal : garantie d’une plus grande responsabilité financière des collectivités territoriales, il permet le développement d’inégalités entre territoires. Les régions « pauvres » ne peuvent pas proposer des services de santé équivalant à ceux des régions « riches ». La Lombardie a ainsi affecté en 2019 près de 19,5 milliards à la santé, sur un budget total de 25 milliards d'euros, alors que la région du Latium a engagé 12,42 milliards de dépenses de santé pour un budget total de 15,41 milliards d’euros.

La crise de la Covid-19 a par ailleurs mis en lumière les défaillances de la coordination entre les acteurs. La Lombardie, épicentre du foyer épidémique en février-mars 2020, a tardé à prendre des dispositions pour lutter contre la diffusion du virus. L’État a alors pris la relève pour prendre des mesures d'urgence. Le problème est le même en matière de mutualisation des moyens : les patients et les personnels ne pouvaient pas être redéployés à travers l'ensemble du territoire national. Chaque collectivité régionale dispose en effet d’une forte autonomie en matière de stratégie sanitaire.

Si les inégalités des services de santé sont liées aux inégalités financières, l'État a recours à la péréquation pour assurer l’égalité des chances à travers les territoires. Or, les régions « riches » d'Italie du Nord ne veulent plus « payer » pour celles « pauvres » du Sud, une situation sur laquelle surfe la Ligue du Nord quand elle ne cherche pas à l’alimenter. Depuis les années 1990, ce parti d’extrême-droite milite pour une décentralisation forte et un assouplissement des liens de solidarité entre territoires. Comme l’a rappelé son président en septembre 2020, la Vénétie ambitionne ainsi d'accéder à un statut spécial pour accroître son autonomie.

Face à ce délitement de la solidarité horizontale, l'État central s’affaire à conserver une cohérence systémique, pris en étau entre les partisans d’une recentralisation majeure, et ceux d’une décentralisation différenciée croissante entre régions. Verticalement, il cherche à acquérir de nouveaux leviers d'intervention, et horizontalement, à réduire les disparités régionales.

Matteo Renzi, chef du gouvernement italien de centre-gauche de 2014 à 2016, a proposé de mettre en oeuvre le « néocentralisme ». Il visait à simplifier l'organisation décentralisée, notamment par la suppression des provinces, et à mettre un terme aux compétences législatives partagées entre l'État et les régions, au détriment des secondes. Si le « non » au référendum constitutionnel du 4 décembre 2016 a mis fin à ce projet, la loi du 7 avril 2014 avait d’ores et déjà dévitalisé les provinces. La Ligue du Nord, en coalition avec le M5S de 2018 à 2019, voulait quant à elle accélérer les négociations avec la Lombardie, la Vénétie et l'Émilie-Romagne pour leur permettre de gagner en autonomie.

Dans cette situation confuse, aux intérêts changeants et à la sensibilité politique forte, renforcer les outils de coordination entre acteurs de la décentralisation et mener une réflexion de fond sur l'échelon pertinent pour exercer une compétence, constitueraient des pistes intéressantes. Le constitutionnaliste Steffano Ceccanti soutient l'idée d'une clause de suprématie dans la Constitution, qui autoriserait l'État à reprendre des compétences à une région dans certaines circonstances. En définitive, l'idée est de créer du lien de manière intelligente entre les différentes pièces de la mosaïque de la décentralisation italienne.