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L'espace : un théâtre d'opérations militaires comme les autres ?

| Entretien avec le général Jean-Marc Laurent, Directeur de la chaire Défense & Aérospatial de Sciences Po Bordeaux

29 novembre 2019

Dans la série des « carnets de l’espace », Béatrice Hainaut et Thomas Leclerc, Fellows de l’Institut Open Diplomacy ont interviewé le Général Jean-Marc Laurent, directeur exécutif de la chaire « Défense & Aérospatial » de Sciences Po Bordeaux.

Jean-Marc Laurent était pilote de chasse dans l’armée de l’air. Il a dirigé le Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA) et dirigé le Commandement du soutien des forces aériennes (CSFA) à Bordeaux. En 2013, il a fondé, à Sciences Po Bordeaux, la Chaire « Défense & Aérospatial » avec le soutien de Dassault Aviation, Thalès et Safran puis Ariane Group, et la Direction des applications militaires du CEA.

Comment définir aujourd’hui l’utilisation de l’espace ?

Général Laurent | Pour commencer à définir l’utilisation de l’espace, j'aimerais commencer par une analogie entre « espace » et « domaine maritime » pour comprendre de quoi nous parlons. Aujourd’hui, on profite des « produits de l’espace » comme on profite des produits de la mer et tout le monde (militaires ou civils) les utilise en tant que consommateurs comme on consomme du poisson. Mais pour autant, ce n’est pas parce que vous êtes client d’une poissonnerie que vous êtes marin ; ni que vous pouvez prétendre être « gens de la mer ». Il en est de même pour ceux qui ne font que  « consommer du spatial ». Cela n’en fait pas tout à fait des « gens de l’espace », quelle que soit leur passion pour le domaine.
Seconde remarque pour définir l’utilisation de l’espace : on est dans un milieu quasi dépourvu de liberté de mouvement et soumis principalement à la gravité terrestre et la mécanique spatiale. Un peu comme des bateaux qui navigueraient au gré des courants marins. On ne maîtrise donc pas vraiment le milieu, du moins encore, comme on maitrise la mer ou les airs. Des technologies émergentes vont progressivement nous apporter des capacités de manœuvrabilité qui vont révolutionner notre rapport à cet espace et en faire un véritable domaine symétrique des milieux terrestre, maritime et aérien. De là naîtront des « gens de l’espace » d’un autre type qui apprendront, comme les marins ou les aviateurs d’antan, à s’y mouvoir plus librement et à en faire aussi un lieu d’interactions qui, c’est le revers de la médaille, ne seront pas forcément pacifiques, tout comme sur mer ou dans les airs.
Ma troisième remarque concerne la définition de l’espace lui-même. Il est convenu de fixer une limite à 100 km avec, en dessous, ce qui n’est pas l’espace et, au-dessus, ce qui le serait. Mais les premières trajectoires orbitales se situent plutôt aux alentours de 180 km d’altitude et il existe une limite basse à environ 25 ou 30 km qui détermine l’espace aérien. En outre, l’appellation exo-atmosphérique a peu de sens quand on sait que l’atmosphère s’étend bien au-delà de ces 180 km (des chercheurs du CNRS parlent de deux fois la distance Terre-Lune !). Au voisinage de la Terre, on a donc en fait trois couches clairement atmosphériques qui se superposent sans ruptures brutales entre elles. On sait voler, on sait orbiter mais, outre des passages rapides pour le traverser de bas en haut et de haut en bas, on ne sait pas utiliser de façon continue cette tranche de 30 à 180 km que j’appelle, faute de mieux, l’« inter-espace ».

Comment notre utilisation de l’espace va-t-elle évoluer ?

Général Laurent | Nous sommes en train de changer de paradigme. Il y a de nombreuses technologies en gestation qui permettront d’exploiter l’« inter-espace ». On peut même penser que ces technologies de manoeuvrabilité permettront de « voler » au travers de ces trois couches d’une façon telle qu’on pourra quasiment considérer qu’elles forment un tout c’est-à-dire un milieu unique là où aujourd’hui on en distingue les strates. L’air et l’espace seront alors intimement liés et non sécables. L’espace, ce ne sera plus - uniquement - des satellites mais - aussi - des véhicules libres.
On est dans une situation analogue à celle des débuts de l’aérien. Les premiers engins étaient des ballons captifs qui permettaient d’aller dans les airs mais sans aucune liberté de mouvement. Puis est venu l’avion qui a modifié la donne. On pourrait penser que cette vision relève de la science-fiction, mais au début du XXe siècle qui pensait que, en seulement quelques décennies, les avions lents en bois et toile laisseraient place à des aéronefs métalliques capables de passer le mur du son. Des premiers signes de cette évolution apparaissent déjà avec les technologies d’hyper-vélocité comme les planeurs spatiaux.
L’avenir du spatial, pour répondre à votre question, est donc en train de se dessiner devant nous ; plus vite qu’on a tendance à le croire. Le maître mot de cet avenir est la manœuvrabilité spatiale.  Sur un plan militaire, cette évolution sera cruciale. La manoeuvrabilité spatiale nous fera entrer dans une logique de non-prédictibilité des véhicules spatiaux mais aussi de remise en cause possible des limites de souveraineté aérospatiale des Etats. La défense aérienne va s’étendre à la défense spatiale et le besoin de défendre ses intérêts dans l’espace va conduire à développer des moyens dynamiques de surveillance, d’interception voire de contrainte à l’égard de véhicules jugés menaçants. Mais la notion même de menaces spatiales est encore floue et un nouveau droit de l’espace avec une forme de contrôle spatial (à l’image du contrôle aérien) devra être inventé pour réguler l’action internationale dans l’espace.
Cette mutation générale de notre rapport à l’espace donne tout son sens, sur le plan sécuritaire, à l’idée d’armées de l’air et de l’espace comme sont actuellement en train de les mettre en place la plupart des puissances spatiales.

L’espace sera-t-il un théâtre d’opérations militaires comme les autres ?

Général Laurent | L’espace est un théâtre particulier. Mais tous les milieux sont des milieux particuliers. L’art de la guerre ne s’y appliquera pas de la même manière mais cette vieille maxime militaire y conservera toute sa pertinence : « qui tient les hauts tient les bas ».
D’abord, l’espace est assez paradoxal sur le plan tactique. Il est à la fois proche, quelques dizaines ou centaines de kilomètres ce qui n’est rien si on compare ces distances aux théâtres d’opérations actuelles, mais il est aussi vaste et entoure la planète, comme d’ailleurs l’aérien. 100% de la Terre est couverte par l’espace ! La grandeur de l’espace, même si on se limite au voisinage terrestre, est immense et on peine à se la représenter. Un conflit dans l’espace ne serait pas une guerre lointaine.
Ensuite, l’espace est marqué par sa vacuité. Les objets d’origine humaine gravitent en nombre dans le voisinage de la Terre (satellites, débris). Les spationautes y passent des séjours depuis plusieurs décennies. Mais il faut être conscient des échelles. L’ensemble des objets d’origine humaine présents dans l’espace voisin représenterait au volume d’une boîte de sardines dans la mer Méditerranée... Néanmoins, leur répartition n’est pas uniforme et leur célérité et leur capacité de nuisance les rendent plus dangereux que cette malheureuse boîte de conserve. L’espace n’est pas (encore) surpeuplé mais nous en prenons la direction faute de précautions.
J’ajoute que l’espace est d’ores et déjà un théâtre d’opérations. Même si nous ne faisons pas encore face à des orbitaux très manoeuvrants. On parle beaucoup aujourd’hui de la navette spatiale militaire américaine, le X-37B, qui commence à donner une idée de ce que sera l’espace opérationnel de demain. Ce qui est intéressant dans cet objet, c’est bien sa manoeuvrabilité et sa capacité à changer d’orbite plus facilement que les satellites ne peuvent le faire. C’est aussi sa polyvalence opérationnelle. C’est également un théâtre d’opération même on n’y envoie pas d’hommes pour se battre. Je pense personnellement que, dans le futur, il pourrait y en avoir à des fins militaires mais ils resteront peu nombreux. Mais le potentiel opérationnel d’un milieu n’est pas proportionnel au nombre de soldats qu’on y envoie. L’aérien est largement là pour le montrer.

Pourquoi la France, puissance spatiale depuis 1965, ne se dote-t-elle d’une stratégie spatiale de défense que maintenant ?

Général Laurent | La stratégie spatiale de la France est surtout nouvelle dans la forme. Ce n’est pas parce qu’elle était discrète que la stratégie spatiale de défense française n’existait pas. Depuis de nombreuses années, que ce soit dans le domaine satellitaire ou la surveillance de l’espace, la France mène une stratégie cohérente. Mais le contexte a changé : beaucoup de nations s’affirment militairement dans l’espace et, outre le besoin de donner à la dynamique nationale un élan particulier, il fallait aussi envoyer un message clairs à nos éventuels adversaires spatiaux - et nos alliés - pour des raisons tant politiques qu’économiques. Cette stratégie va servir de référentiel et sera sans doute mise à jour régulièrement : nous sommes qu’aux débuts de l’espace opérationnel.

Dans la communauté militaire, cette stratégie a aussi un intérêt car elle permet de reconnaître et d’affirmer le rôle particulier de l’armée de l’Air qui s’investit depuis longtemps, parfois un peu seule, dans le spatial. Elle permet aussi de comprendre que les prérogatives qui lui sont données n’enlèvent rien au fait que les produits de l’espace (les poissons de mon analogie initiale) sont à tous. Elle ne se place pas sur ce terrain et « ne s’accapare pas » la « poissonnerie » ! En revanche, l’armée de l’air devient responsable de la sécurité « dans la haute mer » de l’espace.