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Entre Pékin et Moscou, l’Europe n’a pas à choisir

| Thomas Friang, Directeur général de l’Institut Open Diplomacy, et Nicolas Nguy

29 mai 2020

Voici une quinzaine d’années que Paris, Moscou et Pékin se sont opposés conjointement à la décision unilatérale de Washington d’intervenir en Irak. De l’eau a coulé sous les ponts depuis, mais nous sommes descendus plus en aval encore du cours du monde : sa fragmentation. Jacques Chirac portait déjà le multilatéralisme comme réponse à un monde multipolaire sous tension. L’importance du sujet n’a fait que croître. Alors qu’il engageait à l’époque un apaisement avec l’Occident, Vladimir Poutine a changé de cap. Hu Jintao, dans la continuité de Deng Xiaoping, travaillait sur la croissance économique plutôt que sur une expansion militaire, mais ce n’est plus la doctrine de Parti communiste chinois sous Xi Jinping. Les relations qu'entretiennent aujourd’hui l'UE, la Chine et la Russie ont changé depuis ce non collectif à Washington. 

Le pivot américain vers le Pacifique, l’arrivée au pouvoir à Washington d’un dirigeant dont tout le monde se demande s’il est (a été ?) sous influence russe, l’hypertension commerciale entre la Maison blanche et Pékin, la radicalisation du président américain contre le multilatéralisme, du climat au commerce international… toutes ces évolutions font du néo-nationalisme américain un game-changer alors qu’il catalyse la tendance isolationniste des Etats-Unis.

Symétriquement, le triangle Bruxelles - Pékin - Moscou évolue aussi sur fond de désaccord profond. Violation de la souveraineté d’un Etat-voisin, l'Ukraine, ou violation des bases du droit international humanitaire en Syrie, tout a opposé l’Europe et la Russie ces dernières années. Parallèlement, des rivalités stratégiques similaires se développent entre Pékin et Moscou, au fil de l’expansion des routes de la Soie et des opportunités qu’offrent l’Arctique pour ces deux puissances. Enfin, les relations entre la Chine autoritaire et l’Europe libérale ne sont pas plus tendres avec des conflits de valeurs tangibles qui va jusqu’à diviser l’UE elle-même.

Alors que la crise du coronavirus accélère toutes les tendances, cette révolution dans les relations UE - Chine - Russie va-t-elle encore prendre de la vitesse ?

Chine - Europe : rivalités systémiques exacerbées durant la pandémie

La gestion défaillante de la crise de coronavirus par Pékin et son manque de transparence ont naturellement mené à des critiques de la part des pays européens. 

Reconnaissons au préalable que les erreurs politiques commises par l'OMS sous la pression chinoise ont souligné les limites de la méthode multilatérale alors que le système international est sous hypertension.

Plus fondamentalement, l’enjeu est qu’aujourd’hui les Etats-membres de l'UE sont amenés à définir une réaction sur des sujets géopolitiques extrêmement sensibles pour Pékin. D’autant plus sensible que de nombreuses capitales européennes décrivent désormais la Chine comme un « rival systémique ». Il s’agit de la question d’une éventuelle adhésion de Taïwan à l'OMS et une possible enquête sur la gestion du début de la crise à Wuhan.

En effet, les rapports entre l'UE et la Chine souffraient déjà ces dernières années d'un nombre considérable de désaccords importants : 5G VS libertés fondamentales ; espionnage économique VS protection de la propriété privée ; déficit extérieur VS rééquilibrage des relations commerciales… le pommier de la discorde a été fructueux ! Sans parler des sujets plus politiques encore comme le génocide ouïghour au Xinjiang.

Mais malgré ces désaccords, les interdépendances économiques ont maintenu les tensions dans la sphère de l’acceptable… jusqu’à ce que la crise pandémique ne vienne rebattre les cartes géoéconomiques. Les Européens veulent reprendre en main leur autonomie stratégique notamment par une politique industrielle commune pour rapatrier les maillons de la production localisés en Chine qui les ont affaibli. L’incertitude sur l’économie chinoise, et notamment sa stabilité financière, a été aggravée par le COVID-19. Il faut ajouter à cela les conséquences drastiques que pourrait avoir la crise de Hong Kong pour les relations diplomatiques sino-européennes et pour la place de choix qu’occupait la ville sur les marchés financiers dans la logique « un pays, deux systèmes » qui pourrait s’effondrer. 

La comparaison avec le moment de la Guerre froide est devenue monnaie courante.

Russie - Europe : même schéma de compétition géopolitique

Les rapports euro-russes se sont également dégradés depuis la crise en Ukraine en 2014 et l'intervention russe en Syrie à partir de 2015. 

Les sanctions occidentales ont lourdement fragilisé l’économie russe qui souffrait déjà des cours effondrés des hydrocarbures depuis que les Etats-Unis sont devenus le premier producteur mondial de gaz de schiste. 

La crise du coronavirus est venue aggraver ces tensions au moment où Vladimir Poutine tentait une réforme constitutionnelle majeure pour se maintenir au pouvoir. Alors que le président russe cherche à installer l’idée que son régime autoritaire offre une meilleure protection à la population que les régimes libéraux de l’Occident, les échecs - durables ou temporaires - dans son parcours politique sont des événements importants qui affectent les relations entre Moscou et ses homologues européennes.

Pour Moscou comme pour Pékin, les difficultés face à l’Europe sont les mêmes : redonner de la légitimité à un régime autoritaire qui a bénéficié du répit offert jusqu’à présent par les interdépendances économiques et l’absence de volontarisme politique à Bruxelles. Les nouveaux contours de la carte géoéconomique comme le discours d’Ursula von der Leyen changent toute la donne.

Toutes deux rivales systémiques de l’UE, membres permanents du Conseil de sécurité et dotées de l’arme nucléaire, la Chine et la Russie investissent aujourd’hui pleinement une autre bataille : la « guerre des narratifs » fait rage contre l’idée européenne selon laquelle on peut assurer la sécurité sanitaire à ses concitoyens sans saper leurs libertés politiques.

L’axe Moscou - Pékin serait un danger pour l'Europe

Les deux grandes puissances eurasiatiques que sont la Chine et la Russie ont certes un héritage politique commun - le communisme - mais leurs relations contemporaines ont tout de même connu des différends majeurs. 

Mao Zedong a longtemps reproché à Joseph Staline son soutien aux nationalistes chinois dans les années 1930. Les tensions ont été exacerbées par la suite par le rapprochement de Pékin avec l'administration Nixon et les tensions sino-russes sur l'intervention vietnamienne au Cambodge.

L'effondrement de l'URSS et l’essor économique chinois ont progressivement amené une détente entre Pékin et Moscou : accords commerciaux, échanges technologiques, coopération militaire, convergences politiques des BRICS à l’Organisation de Coopération de Shanghai… si bien qu’aujourd’hui, les investissements chinois en Sibérie et l'intensité des échanges commerciaux entre les deux pays sont vitaux pour l'économie russe dans le contexte de baisse des cours du gaz et de sanctions européennes.

À tel point que le Kremlin s’inquiète d’une relation asymétrique avec Pékin. La dépendance économique et le déséquilibre démographique dans les régions frontalières  nourrissent les craintes, largement amplifiées par l’avance que prend la Chine dans les rapports de force technologiques et ses opérations très ambitieuses le long des nouvelles routes de la Soie.

Ce déséquilibre sino-russe ouvre la possibilité objectives d’intérêts communs entre la Russie et l’Europe malgré les désaccords existants. Cela prend déjà la forme d’un dialogue renforcé avec le Japon, l’Inde et les pays de l’ASEAN pour s'extraire de la dépendance commerciale et financière croissante envers la Chine.

Une Commission géopolitique : un vrai kaïros européen

Durant l’édition 2020 de la Munich Security Conference, Emmanuel Macron affirmait  que la politique à l'égard de la Russie devait être « européenne et pas seulement transatlantique ».

Cette déclaration a laissé entrouverte la possibilité d'un tournant dans les relations qu'entretiennent les Européens avec Moscou malgré les nombreux et puissants obstacles. La situation de la Corée du Nord ou de l’Iran restent des sujets de préoccupation commune.

Deux points de blocage limitent aujourd’hui le potentiel de cette coopération politique. D’abord, les divergences stratégiques intra-européennes. Celles-ci diminuent à mesure que l’Europe de l’Est - notamment les Etats baltes - s’impliquent dans les affaires méditerranéennes et sahéliennes chères à la France et l’Europe du Sud, et où la réciproque est donnée pour assurer la souveraineté de ceux qui sont en première ligne face à la puissance russe.

Ensuite, il y a les divergences politiques entre Européens : l’approche réaliste défendue par Angela Merkel et Emmanuel Macron contre le régime autoritaire de Moscou et ses ingérences dans les démocraties occidentales n’est pas toujours suivie par certaines capitales plus en phase avec les valeurs politiques défendues par Vladimir Poutine.

D’ailleurs, les Européens font face à la même difficulté face à la Chine, dont le portefeuille comme le régime en ont séduit certains. Le triangle UE - Chine - Russie s’articulera autant sur les recompositions stratégiques, les transformations géoéconomiques que les tensions politiques. Dans ce contexte, reste à faire - encore et toujours - le pari d’une approche européenne proactive et collective, bref d’une vraie « Commission géopolitique ».