Revenir au site

Vers une désoccidentalisation croissante du système monétaire international : quel rôle pour les BRICS ?

| Gabriel Gervais, Junior fellow à l'Institut Open Diplomacy

18 mai 2023

Les BRICS (31,5 % du PIB mondial en 2023 et plus de 50% à l’horizon 2050) entendent désormais affirmer leur poids géo-économique face au G7 (30,7% du PIB mondial en 2023).

Plusieurs évènements récents appuient ce constat. Lors de sa visite présidentielle du 14 avril 2023 en Chine, Lula da Silva a assisté à l'intronisation de l'ex-présidente brésilienne Dilma Rousseff (2011-2016) à la tête de la Banque de développement des BRICS (Brésil, Chine, Inde, Russie, Afrique du Sud) dans le contexte de la guerre en Ukraine. Pendant le sommet sino-russe de mars 2023, Vladimir Poutine a défendu la création d'un canal de paiement, propre aux BRICS, indépendant du dollar américain (58,36 % des réserves mondiales en 2022) et de l'euro (20,47% des réserves mondiales en 2022). S’y ajoute également la décision du 14 mars 2023 de la Banque centrale indienne (RBI) d'autoriser les banques de 18 pays à ouvrir des Special Vostro Rupee Accounts afin d’accroître l’internationalisation de sa monnaie dans les échanges commerciaux sur modèle de l’internationalisation du yuan (renminbi). Enfin, la guerre en Ukraine, en perturbant les flux commerciaux et financiers internationaux, a joué le rôle de catalyseur au cours des 12 derniers mois, intensifiant la recherche de nouvelles stratégies d'internationalisation des monnaies non-occidentales.

Le 15e sommet des BRICS se tiendra du 22 au 24 août prochain à Durban. Les membres statueront sur l’adhésion de nouveaux membres (Iran, Argentine, Algérie) au sein de l’Alliance. Ils discuteront également de l'élaboration d'une gouvernance financière partagée et d'un projet de monnaie commune à moyen-terme. Dans quelle mesure la désoccidentalisation accélérée du système monétaire international (SMI), impulsée par les BRICS, remet-elle en question la position du dollar américain, de l'euro et des institutions financières issues des accords de Bretton Woods ?

Une insatisfaction latente vis-à-vis de la gouvernance financière occidentale

Depuis la fin de la Guerre Froide, l’émergence économique de l’Asie a profondément bouleversé la géopolitique du système financier. Pourtant, la guerre économique entre le Japon et les Etats-Unis (tensions commerciales et monétaires des années 1980 et 1990, marquées par des déséquilibres commerciaux et des accusations de pratiques commerciales déloyales), le moment unipolaire américain et la crise asiatique des années 1990 ont retardé la remise en cause de la gouvernance financière mondiale. Néanmoins, la crise de 2008 a accéléré le besoin de réforme. Des puissances révisionnistes autour de la Chine (18,5% du PIB mondial en 2022) entendent désormais créer une gouvernance mondiale alternative en capitalisant sur le ressentiment des BRICS et des Suds globaux à l’égard du G7. Cette aspiration s'intensifie à la lumière des récentes tensions géopolitiques, en particulier la guerre en Ukraine, qui a mis en exergue les vulnérabilités du système financier mondial et a souligné la nécessité d'une diversification et d'une décentralisation de l'architecture financière internationale.

La première critique des BRICS vise le Consensus de Washington (1989) sur l’assistance financière aux États en difficulté. Il s'agissait d'un accord entre le Trésor américain et les institutions financières issues des accords de Bretton Woods de 1944 (le FMI et la Banque mondiale). Les travaux économiques de John Williamson l’ont inspiré. Cet économiste britannique formé à l'École de Chicago a formulé les dix réformes de politique économique que les pays en développement devraient suivre en cas de crise de la dette : l’austérité budgétaire, la réorientation des dépenses publiques, la libéralisation financière, les taux de change compétitifs et la libéralisation du commerce, entre autres. Cependant la mise en œuvre de ce consensus dans les années 1990 a été critiquée en Amérique Latine. Par exemple, en Argentine, elle a aggravé la crise économique en exacerbant l’inflation et en empêchant toute politique de stabilisation de l’Etat. Cela a abouti, en 2001, à un défaut souverain. En réponse, le consensus de Buenos Aires (2003) dénonce une gouvernance financière des États-Unis et de ses partenaires du G7 jugée unilatérale dans ses méthodes. Les partis de gauche latino-américains le portent encore aujourd’hui comme le Parti des travailleurs au pouvoir au Brésil. Parallèlement, sa mise en œuvre a été également pointée du doigt par la Chine face à l’aggravation induite de la crise asiatique des années 1990.

La deuxième critique des BRICS cible la « militarisation » du dollar américain c’est-à-dire à l'usage par les États-Unis de leur monnaie comme outil de coercition économique et politique, notamment par l'imposition de sanctions financières contre des pays ne respectant pas les politiques ou les normes internationales promues par le Congrès américain. L’extraterritorialité du droit américain s'est manifestée de manière flagrante dans le cadre des sanctions contre le régime iranien, des lois contre le financement du terrorisme et le blanchiment d'argent (AML/CFT), ainsi que des sanctions contre la Russie depuis 2014. Ces actions, en limitant la liberté économique et financière des pays ciblés, ont suscité des inquiétudes chez les BRICS quant à leur dépendance à l'égard du dollar américain. Par conséquent, elles ont servi de catalyseur à une démarche de dédollarisation progressive parmi les BRICS, dans une tentative de réduire leur vulnérabilité à de tels actes de la part des États-Unis.

Premièrement, face aux sanctions étasuniennes de l’administration Obama de 2014, la Russie a accru la dédollarisation de ses échanges notamment avec la Chine.

Deuxièmement, la guerre commerciale sino-américaine (2018-aujourd’hui) est un game changer. Dans la perspective d’une invasion de Taïwan, les autorités chinoises ont ainsi pris conscience de leur vulnérabilité face à l’extraterritorialité du droit américain. De la sorte, la banque centrale chinoise (BPC) réduit son portefeuille en bons du Trésor américain (environ 870 milliards d’US$ en janvier 2023, le niveau historique le plus bas depuis 2010). La crise du plafond de la dette de 2023 a poussé les autorités chinoises à accélérer le rythme de cette réduction. Par ailleurs, en réponse aux mesures de rétorsions commerciales de l’administration Trump et afin de s’affranchir du pétrodollar (entre 80% et 90% des transactions réalisées de pétrole brut en 2022), les autorités chinoises privilégient depuis 2018 une dédollarisation de leur achat de pétrole (la Chine en est le premier importateur mondial depuis 2017 devant les Etats-Unis). En s’inspirant des accords du Quincey de 1945 et en capitalisant sur un achat croissant d’or par la BPC (3,5% des réserves d’or mondial en 2020 contre 1,7% en 2008), la Chine a mis en place un petroyuan convertible en or pour ses achats d’hydrocarbures avec les pays du Golfe. Cette conversion peut s’opérer sur la bourse de Shanghai et sur la place boursière de Hong Kong depuis mars 2018. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, son usage s’est étendu aux achats de pétrole en provenance de Russie.

Troisièmement, le rétablissement des sanctions étasuniennes contre le régime iranien en 2018 a poussé l’Inde (deuxième importateur de pétrole iranien derrière la Chine, malgré la suspension du JCPOA) à mettre également en œuvre une stratégie de dédollarisation de ses échanges commerciaux sur le modèle chinois. A cet effet, dans le contexte de la guerre en Ukraine, la RBI met en œuvre, depuis la fin 2022, une internationalisation de la roupie indienne dans ses échanges commerciaux transfrontaliers.

La troisième critique cible la connivence euro-atlantique en matière de gouvernance financière mondiale. La concordance des sanctions financières de l’Union Européenne sur celles des États-Unis dans le cadre de la guerre en Ukraine (exclusion du système SWIFT de la Russie et gel d’avoirs de la Banque de Russie) amène les BRICS à repenser leur stratégie de dédollarisation fondée en partie sur l’euro. En effet, jusqu’à la fin février 2022, la Banque centrale de Russie atténuait l’impact des sanctions américaines en augmentant ses réserves en euro. Grâce au canal de Gazprom et aux accords énergétiques russo-européens, Moscou utilisait l’euro dans ses échanges commerciaux, en particulier énergétiques, avec la Chine. Ce mouvement avait jusqu’ici été suivi par la BPC. Elle a aussi augmenté ses réserves en euro. A cet effet, la BCE (Banque centrale européenne) et la BPC ont conclu un accord renouvelable de swaps de devises en 2013. Dans une moindre mesure la Banque du Brésil avait jusqu’alors modestement augmenté ses réserves en euro au détriment de celles libellées en dollar américain. Ainsi, la place du yuan dans les réserves des banques centrales des BRICS pourrait, dans le contexte de la guerre en Ukraine, croître davantage (entre 5% et 10% maximum des réserves mondiales à l’horizon 2030 selon Morgan Stanley).

Vers une instabilité financière accrue faute d’alternative crédible des BRICS ?

Dans le prolongement de l’Organisation de la Coopération de Shanghai (l’OCS est une organisation politique et de sécurité créée en 2001), les BRICS ont mis en place un embryon de gouvernance économique et financière alternative utilisant en partie le dollar américain et l’euro :

  • Créée en 2014, la Nouvelle Banque de développement des BRICS (NDB) soutient les projets de développement durable et d’infrastructures en concurrence directe avec la Banque mondiale
  • Créée en 2016 et dirigée par la Chine, la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures (AIIB) entend soutenir avec ses autres membres de l’OCS des projets d’infrastructures en Asie-Pacifique toujours en concurrence avec la Banque mondiale
  • Initiative lancée par la Russie en 2009, le Fonds monétaire eurasiatique (FME) entend devenir une alternative eurasiatique au FMI en qualité de fonds de stabilisation régional
  • Les accords bilatéraux et les mécanismes de swaps entre membres de l’OCS permettent de s’affranchir du droit extraterritorial américain et du FMI en permettant une internationalisation des devises nationales et en offrant des liquidités alternatives
  • La création, à terme, d’une monnaie commune entre les BRICS composée d’un panier de devises semblable au DTS du FMI

Cependant, les risques financiers et géopolitiques liés à une telle initiative des BRICS entravent la contestation à moyen terme de la position du dollar américain, de l'euro et des institutions issues des accords de Bretton Woods.

Premièrement, faute de monnaie de réserve commune aux BRICS (sous la forme de panier de monnaies), l’augmentation des échanges en monnaies nationales (renminbi, rupee, real brésilien, rouble russe, rand sud-africain) alimente un risque de change important. Leur volatilité accrue s’explique par la liquidité réduite de ces dernières : contrairement au dollar américain, elles ne bénéficient ni du paradoxe de Triffin, ni du poids de la garantie de sécurité américaine ; leurs coûts de convertibilité nuisent encore à leur acceptation commerciale. Par ailleurs, seule la devise chinoise se démarque des monnaies émergentes. En adossant le petroyuan à l’or et en maintenant un contrôle strict sur la convertibilité du renminbi, son internationalisation s’est ainsi accélérée depuis 2008. Le yuan digital et la création d’une infrastructure de paiement alternative au réseau SWIFT (CIPS) en font une monnaie leader des BRICS (la part du yuan est passée de 10,92% à 12,28% dans l’évaluation du DTS du FMI en 2022). Mais, son internationalisation demeure encore embryonnaire : la Chine n’a pas encore réussi à créer une classe d’actifs pouvant concurrencer les actifs liés au dollar américain, à l’or ou à l’euro ; l’attractivité du yuan pâti du contrôle des capitaux et d’une absence de marché de capitaux aussi profond et liquide que les États-Unis ou l’Union européenne.

Deuxièmement, le manque de crédibilité et de transparence financière des BRICS accroît l’instabilité du SMI. En Chine, l’opacité de la politique monétaire et le shadow banking s’ajoutent au ralentissement économique et à la bulle immobilière. En Inde, les régulateurs financiers ont été confrontés à de nombreuses défaillances durant les dernières années. Par exemple, en 2018, la Punjab National Bank a découvert une fraude de 2 milliards d’US$, impliquant des prêts non autorisés accordés à des entreprises par des employés de la banque. Au Brésil, les affaires politico-financières comme le scandale Lava Jato ont érodé la confiance des investisseurs dans le real brésilien. L’Afrique du Sud a, quant à elle, connu de graves défaillances dans sa supervision macroprudentielle et bancaire. Par exemple, en 2018, la mise sous tutelle de la VBS Mutual Bank a révélé que la banque centrale sud-africaine et son autorité de surveillance des marchés financiers (FSCA), avaient manqué à leur devoir de surveillance.

Troisièmement, la promotion des monnaies émergentes sans proposer une alternative crédible à la gouvernance financière actuelle augmente l'incertitude géopolitique dans le contexte de la guerre en Ukraine. D’une part, dans le contexte de la rivalité sino-américaine, le risque de découplage financier entre les deux puissances économiques peut, à terme mettre, en danger la stabilité des systèmes financiers des pays membres du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) et de l’Union européenne. Il en ressortirait une fragmentation plus accrue de la gouvernance économique mondiale. D’autre part, les rivalités stratégiques et économiques sino-indiennes limitent les potentialités de coopération financière au sein des BRICS. Une concurrence entre les monnaies indienne et chinoise pourrait exacerber l’instabilité financière mondiale.

Une opportunité pour le G7 : ouverture, coopération et développement durable

Si la désoccidentalisation du SMI s’accélère dans le contexte de la guerre en Ukraine, la place du dollar américain et de l'euro dans les réserves mondiales demeure relativement stable à moyen terme (la part du yuan dans les réserves de change est passé de 2,79% en 2021 à 2,69% en 2022) sauf en cas de défauts souverains euro-américains. L’initiative des BRICS révèle le malaise des Suds Globaux au sein de la gouvernance économique et financière mondiale. Pour y répondre le G7 pourrait prendre plusieurs initiatives :

  • Le G7 pourrait inviter l'Inde à participer régulièrement à ses réflexions sur les questions financières, climatiques et économiques. L'invitation par le président français Emmanuel Macron du Premier ministre indien Narendra Modi lors du sommet du G7 de Biarritz en 2019 et la convergence stratégique entre le Japon et l'Inde en Indo-Pacifique sont, en ce sens, des signaux encourageants.

 

  • Le G7 pourrait promouvoir la création d’un fonds d'investissement à impact destiné aux pays émergents. Ce fonds serait axé sur le financement de projets de développement durable, les objectifs de développement durable de l’ONU en coopération avec le PNUD (programme des Nations Unies pour le développement durable), les objectifs des accords de Paris et de la COP 26, et la promotion de la finance verte (harmonisation des taxonomies verte, neutre et marron, harmonisation des critères extra financiers ESG). Des groupes de travail conjoints « G7+1 » pourraient être mis en place pour faciliter la coopération entre les pays du G7 et l'Inde sur des questions spécifiques, telles que le climat, la sécurité alimentaire, l’Indo-Pacifique, le commerce, l'énergie et l'innovation technologique.

 

  • Sur recommandation du G7, le FMI et la Banque mondiale pourraient augmenter les allocations de DTS et leurs financements concessionnels destinés aux pays des Suds globaux dans le cadre du développement durable et de la transition écologique. D’une part, la récente nomination à la présidence de la Banque mondiale de l’indo-américain Ajay Banga, sur proposition de l’administration Biden, est en ce sens encourageante. En effet, il entend mettre en place un mécanisme plus efficace pour augmenter les capacités de financement des pays émergents en matière de lutte contre le réchauffement climatique avec un minimum de risque souverain (dans le cas de financement sur les marchés émergents ou dans le cas de figure d’un piège de la dette). Face à la concurrence chinoise (la Chine a déjà prêté entre 2008 et 2019 le même volume financier que la Banque mondiale soit 462 milliards de dollars américains avec des critères de gouvernance, financiers et sociaux moins exigeants), il souhaite s’appuyer davantage sur l’investissement privé pour financer les investissements durables dans les pays émergents. D’autre part, l’initiative Bridgetown portée par la Première ministre de la Barbade serait une opportunité à saisir. En effet, elle prévoit la création d’un Fonds mondial pour la lutte contre le changement climatique. Sur modèle de deux fonds fiduciaires du FMI (Fonds pour la réduction de la pauvreté et la croissance, Fonds pour la résilience et la durabilité), ce fonds serait doté en DTS pour une valeur de 500 milliards de dollars américains. Les investissements ainsi financés (taux concessionnel de 2,4%) permettraient aux Suds globaux de contenir les effets domestiques du changement climatique tout en s’approchant des objectifs des accords de Paris.

 

  • Le G7, l’Inde et l’ASEAN peuvent soutenir un dialogue sur la réforme du SMI afin de mieux intégrer les pays émergents au sein de sa gouvernance. Une réforme des quotas du FMI pourrait être proposée.

 

  • Les comités de Bâle et la Banque des règlements internationaux pourraient constituer des plateformes de coopération entre les BRICS, les membres du G7 et du G20 afin de limiter la fragmentation du SMI et l’incertitude géopolitique.

Les propos tenus dans cet article n'engagent pas la responsabilité de l'Institut Open Diplomacy mais uniquement celle de leurs auteurs.