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Institutions politiques et militaires au Sahel : la dépendance au passé

Julien Douillard, Fellow de l'Institut Open Diplomacy

19 septembre 2018

Entre la mi-août et début septembre 2018, près de 14 militaires et gendarmes burkinabés ont perdu la vie dans le sud-est du pays, région relativement épargnée jusqu’à présent par les groupes djihadistes. Cela atteste de l’extension géographique de leurs activités malgré les efforts sécuritaires entrepris depuis quelques années, tels que la création de la Force Conjointe du G5-Sahel. Cinq ans après la reconquête du Nord du Mali, les forces armées sahéliennes peinent encore à convaincre sur leurs capacités à lutter contre les groupes djihadistes actifs dans la région et payent encore chaque année un lourd tribut dans la lutte anti-terroriste. L’insuffisance des moyens matériels, financiers et de formation ainsi que la corruption constituent certainement à raison les critiques et explications les plus communément et facilement avancées. Pourtant, l’étude de l’histoire politique récente du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad permet de distinguer - à différents niveaux – la porosité durable entre pouvoir politique et institution militaire et d’expliquer une partie des difficultés de ces Etats à organiser encore aujourd’hui un appareil de défense efficace face aux menaces.

Des immixtions répétées de l’institution militaire dans la sphère politique

Depuis leur indépendance, l’histoire politique des pays sahéliens s’est régulièrement conjuguée avec celle de leurs armées. Dans bon nombre de cas, ce sont des officiers qui sont à la manœuvre. « Entrepreneurs politico-militaires », expression proposée par Marielle DEBOS[1] dans le cas du Tchad, ou « militaires politiciens » comme évoqué dans le cas du Niger par Mahamane Tidjani Alou[2]. Ils mettent à profit leur place dans la hiérarchie et leur influence dans l’institution pour prendre la tête de l’Etat, de préférence dans un contexte politique, social et économique défavorable pour le pouvoir en place. La promotion d’un projet politique nouveau, plus ou moins abouti, peut éventuellement justifier officiellement l’immixtion de l’armée dans la sphère politique. Mais dans les cas décrits par les auteurs cités, la position nouvellement acquise confère surtout tous les instruments nécessaires à la captation et la conservation des richesses économiques du pays, lesquelles sont éventuellement redistribuées aux soutiens du nouveau dirigeant. La constante utilisation de la force dans l’histoire récente du Tchad est symptomatique de cette logique. Mais les autres pays sahéliens ont traversé la même réalité : le Niger a connu 4 coups d’Etat militaires successifs entre 1974 et 1999, 6 coups d’Etat ont émaillé l’histoire du Burkina Faso depuis son indépendance. C’est également un coup d’Etat qui permet à Moussa Traoré de prendre le pouvoir du Mali durant 23 années, règne qui ne prend fin qu’avec le coup d’Etat d’Amadou Toumani Touré (ATT).

Soldats maliens à Bamako lors du coup d'Etat en 2012

Les régimes militaires qui découlent généralement des coups d’Etat sont le fruit de stratégies de conservation du pouvoir politique par la faction putschiste de l’armée. L’arrivée au pouvoir de militaires est synonyme d’accélération de carrière pour la faction de l’armée proche du nouveau pouvoir en place. Les promotions peuvent également permettre de mieux contrôler l’institution militaire comme l’a fait ATT en nommant à lui seul près de 45 généraux entre 2002 et 2012. Dans tous les cas cette situation fait du clientélisme la règle et l’avancement au mérite l’exception, créant inévitablement des exclus et nourrissant ainsi des frustrations qui facilitent les mutineries et de nouvelles tentatives de coups d’Etat. C’est suivant cette logique qu’à partir de 1974 le Niger connait 21 années de régimes militaires successifs, normalisant de fait la présence de militaires au plus haut sommet de l’Etat mais également à toutes les strates de l’administration, et ce de manière durable.

Ainsi non seulement l’existence même de ces régimes militaires déstabilise politiquement et institutionnellement les pays concernés, mais ils sont par ailleurs généralement synonymes d’échecs sur les plans social et économique, finissant alors d’achever le travail de sape à tous les niveaux de l’appareil d’Etat et de sa légitimité aux yeux de la population. Dans ces conditions l’institution militaire apparaît alors davantage orientée vers la quête et la conservation de pouvoir politique que vers sa mission première de défense du territoire et de la population. D’ailleurs, de manière paradoxale et exception faite des « gardes prétoriennes », les armées sahéliennes n’ont pas significativement profité de conditions matérielles meilleures lorsque les pays ont connu des régimes militaires.

L’armée comme instrument de protection politique du dirigeant 

Au-delà des jeux de pouvoir institutionnels entourant les relations entre armées et politique, il est également utile de s’interroger sur les capacités, la composition et les missions qui ont été attribuées par les différents pouvoirs politiques à ces armées au cours des dernières décennies. Concernant les capacités, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont des armées faiblement dotées financièrement et matériellement. Le niveau de ces dépenses ne paraît ainsi ni en adéquation avec la taille des territoires à protéger, ni avec les menaces pesant sur les Etats et les populations, ni avec les investissements à réaliser pour moderniser des équipements datant encore la plupart du temps des années 1960-1970. Depuis 1994 les dépenses militaires (exprimées en % du PIB) du Burkina Faso ne dépassent pas 1,5% (sauf en 2007 avec 1,6%). Depuis cette même date, dans le cas du Mali, ces dépenses oscillent entre 1,4% et 1,6% et ne connaissent une croissance significative que depuis 2014, passant de 1,8% à 3,1% en 2017. Au Niger, ces dépenses n’ont pas dépassé 1,3% entre 1994 et 2011 et ont atteint en 2017 leur plus haut niveau depuis l’indépendance avec 2,7%. Notons qu’au moins dans le cas du Niger, la précarité de l’armée a, durant une période, été volontairement organisée par le pouvoir politique en place en vue de réduire sa capacité de nuisance potentielle.

Hélicoptère de combat de l'armée tchadienne

A cette insuffisance des moyens s’ajoute une inégale répartition des ressources au sein même de certaines de ces armées. Ainsi, les « gardes prétoriennes » telles que le Régiment de Sécurité Présidentiel (RSP) au Burkina Faso (dissout en 2015) et la Direction Générale de Service de Sécurité des Institutions de l'État (DGSSIE) au Tchad concentrent proportionnellement davantage de moyens que le reste des troupes, et bénéficient par ailleurs d’un meilleur traitement (solde, formation...). Ces corps spécifiques de l’armée sont à la disposition immédiate du chef de l’Etat, dédiés à sa protection personnelle, à l’accomplissement de missions plus techniques (et parfois politiques) et à la prévention de toute déstabilisation interne par un jeu de mise en concurrence avec le corps conventionnel de l’armée. Outre une chaîne de commandement distincte du reste de la troupe, le lien de confiance et d’allégeance entre le dirigeant et cette garde peut par ailleurs être renforcé par une origine géographique ou ethnique commune. Ce fonctionnement à deux vitesses au sein de l’institution militaire entre en contradiction avec sa nature supposément nationale et interfère dans l’accomplissement des missions de défense du territoire et de la population qui lui sont normalement dévolues.

Enfin, que ce soit au Niger, au Mali, au Burkina Faso et au Tchad, les armées sahéliennes ont ceci de commun qu’elles ont toutes participé à un moment ou un autre de l’histoire récente de ces pays à des missions intérieures de maintien de l’ordre. Cela a engendré des violences contre la population civile, voire de la répression politique, renforçant le flou qui entoure leur mission et affectant directement leur légitimité vis-à-vis de la population. Dès l’indépendance du Tchad, l’armée a été mobilisée pour réprimer des contestations populaires, tuant en 1963 des opposants politiques à Fort-Lamy et plusieurs centaines de paysans Moubi en 1965. Les décennies suivantes confirment le dévoiement de l’institution militaire dans le pays, en particulier sous le régime militaire de Hissène Habré. Même chose au Mali lorsque l’Etat - au sortir de l’indépendance - tente de prendre le contrôle du nord du pays par la force, ne distinguant pas les combattants des civils. Au Mali, en mars 1991, comme au Niger en 1983 et 1990, l’armée réprime de manière sanglante des manifestations étudiantes. Dans le cas du Burkina Faso, le RSP - à la fois outil militaire et de renseignement - concentre une grande partie de ses moyens dans la surveillance et la répression politique, au détriment de sa préparation à la protection du territoire contre la menace djihadiste notamment. Par ailleurs, les abus envers les populations civiles dont se rendent encore coupables aujourd’hui certaines forces armées concourent à leur perte de légitimité auprès des populations. Populations d'aillleurs parfois déjà marginalisées par l’Etat, nourrissant ainsi durablement l’engrenage de la violence. Dans le cas du Mali les exactions de l’armée contre les civils favorisent la création de groupes d’auto-défense dont certains membres finissent par rejoindre les rangs de groupes djihadistes offrant plus de moyens.

Loin de confondre les trajectoires historiques et politiques des Etats sahéliens cités, les exemples mentionnés mettent en valeur des dysfonctionnements structurels, qui leurs sont communs à différents niveaux, dans l’articulation entre institutions politiques et militaires. Cet éclairage porté sur les dernières décennies n’est en rien un regard fataliste mais un appel à prendre davantage en compte les conséquences de la porosité structurelle entre ces institutions, sur la préparation opérationnelle et la légitimité vis-à-vis des populations concernées.

[1] Marielle Debos, Le métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres,

Karthala, 2013, p. 67.

[2] Kimba Idrissa, Armée et politique au Niger, CODESRIA, 2008, p. 95.