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Nous avons bien besoin des non-alignés

| Raphaël Orange-Leroy, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

13 mars 2020

En 1955, les dirigeants de 29 pays africains et asiatiques se réunissaient en Indonésie, à Bandung. Pour soutenir la décolonisation. Pour demander l'intégration de leurs pays nouvellement indépendants dans le système multilatéral. Pour promouvoir leur développement économique. 

65 ans plus tard, des universitaires des cinq continents se sont retrouvés, en février, à Paris et au Havre pour en célébrer « L’esprit de Bandung » et penser à l’avenir de la coopération Sud-Sud. Décryptage.

Repenser la coopération Sud-Sud à l’heure de l’hégémonie chinoise

La Conférence de Bandung était l'aboutissement d'un processus diplomatique de rapprochement des pays africains et asiatiques. Elle a également été marquante dans la coopération économique entre les pays du Sud. 

Présentés comme la continuité de cette tendance, les investissements bilatéraux de l'Indonésie en Afrique ont été salués… alors que les investissements chinois, ont, en revanche, suscité davantage d'interrogations. 

La majeure partie de l'aide au développement de Pékin est destinée à l'Afrique (45 % en 2013). Les conditions très avantageuses des prêts offerts par la République Populaire (faible taux d'intérêts, absence de conditionnalités) ne lèvent pas certaines inconnues politiques majeures. Par exemple : quelle sera la réaction chinoise en cas de crise de la dette des États africains ?

Pour Laura-Anca Parepa, Professeure associée à Tsuda University au Japon, cette prise de recul est nécessaire compte tenu de la diplomatie économique qu’entend mener la Chine. 

Loin de favoriser la coopération politique, l'interdépendance économique grandissante a eu pour effet d'accroître l’asymétrie entre la République Populaire et ses voisins asiatiques. 

Les recherches de Mme Papera démontrent qu'entre 2000 et 2018, le levier économique chinois a été mobilisé pour résoudre des difficultés économiques dans seulement 2 % des cas, contre 26 % pour les questions de sécurité et 72 % pour des questions politiques. Dans 80 % des cas, ce levier aboutit à des résultats favorables à la Chine.

Le chercheur éthiopien Alem Abbay va plus loin. Il établit un lien direct entre les financements apportés par la Chine à certains pays, et le soutien de ces Etats-bénéficiaires lors du vote en octobre 2019 à l'Assemblée Générale de l'ONU contre une résolution condamnant les persécutions de ouïghours au Xinjiang.

Repenser la coopération Sud-Sud à l’heure des BRICS

Le club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et ses évolutions influencent également la coopération Sud-Sud.

Pour Marco Ricceri, Secrétaire général de l’EURISPES, les cinq États du club cherchent à recentrer leur coopération sur leurs activités communes pour parer une crise financière, considérée comme « une bombe qui peut exploser à tout moment ».

Alors que tendance était à l’ouverture du club vers des pays tiers entre 2013 et 2019, ce recentrage des BRICS sur eux-mêmes est une rupture dans la coopération Sud-Sud. 

Rupture pour les investissements : on peut s’attendre à ce que les capitaux de la New Development Bank continuent de croître, mais au profit des BRICS eux-même. Créée en 2014 pour financer leurs projets, cette institution financière a investi 12 milliards de dollars en 2019.

Rupture dans les relations monétaires : selon M. Ricceri, la présidence du groupe par la Russie en 2020 poussera pour l'utilisation des monnaies nationales dans le commerce inter-BRICS, au détriment du dollar. À long terme, l’importance croissante des monnaies des BRICS et des MIST (Mexique, Indonésie, Corée du Sud et Turquie) dans les échanges internationaux pourrait influencer le système monétaire international lui-même.

Repenser la coopération Sud-Sud à l’échelle régionale

Loin des idéaux qui avaient permis leur unité, les pays du Sud voient leur coopération touchée par le réalisme qu’ils cherchaient à combattre dès 1955. Face à cette dynamique, le Sud cherche à s’inventer de nouvelles formes de coopération. 

Cela commence à l’échelle régionale. Le professeur Nurul Barizah, de l’Airlangga University en Indonésie, identifie par exemple ce le « droit à la paix » inventé par l’ASEAN et installé aux Nations unies. Il est défini dans la Déclaration des Droits de l'Homme de l'ASEAN comme un devoir de paix et d'harmonie des États afin d'offrir aux individus la « pleine réalisation » de leurs droits. Il a été adopté par l'Assemblée Générale des Nations unies dans une résolution de décembre 2016.

65 ans après la Conférence de Bandung, le Sud cherche à moderniser la doctrine des non-alignés. Face aux géants chinois et américain. Face aux BRICS qui se recentrent sur eux-mêmes. Face à l’interdépendance croissante des économies. La réaffirmation d’un « neutralisme positif » des pays du Sud serait précieuse, si bien pour soutenir leur développement économique que pour assurer leur stabilité politique.