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La nouvelle guerre froide : du réchauffé à usage électoral ?

| Anne Kraatz, Docteur en Histoire, Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy

3 août 2020

La vengeance est un plat qui se mange froid dit-on. L'administration américaine vient opportunément de se souvenir des paroles du Président Nixon au sujet de la décision de ce dernier, largement inspirée par son conseiller à la sécurité d'alors Mr. Henry Kissinger, de reconnaître la Chine communiste il y a près d'un demi-siècle en Février 1972 (huit ans après la France du Général de Gaulle) et, ce faisant, d'avoir peut-être donné naissance à un Frankenstein qui reviendrait détruire son créateur.

Le Secrétaire d'État actuel, Mike Pompeo, a utilisé cette image d'un monstre dévastateur universellement connu, lors de son discours contre la Chine tenu le 23 Juillet dernier devant la Bibliothèque présidentielle de Richard Nixon à Yorba Linda en Californie, état où résident un grand nombre de citoyens d'origine chinoise. Cette rhétorique vengeresse, quels que soient par ailleurs les motifs légitimes de l'irritation américaine contre certains agissements de la République populaire, a de toute évidence un double objectif : celui de menacer - car il ne s'agit plus d'une simple mise en garde - les autorités chinoises de la mise en œuvre d'une diplomatie qui s'apparenterait à celle de la canonnière, de la part de l’administration Trump, et celui qui nous occupe ici, c'est-à-dire l'exploitation maximum d'une rhétorique xénophobique à des fins électorales. Le déclin du soutien à Mr. Trump enregistré dans tous les sondages inquiète sérieusement ses principaux subordonnés mais aussi tout le Parti républicain et notamment les Sénateurs qui jouent le contrôle du Sénat dans cette élection. Il faut donc trouver un argument simple et fort, de leur point de vue, et celui du tout Chine est tout prêt à être utilisé, celui de la Russie ayant fini par fatiguer l'électorat étant donné le peu de concurrence économique et technologique de la Russie avec les États-Unis (à contrario la concurrence actuelle en armement nucléaire est plus grande entre la Russie et les États-Unis que celle de la Chine, du moins actuellement, mais cet argument est mal connu du grand public), La Chine en revanche pèse un poids très lourd dans l'économie mondiale et par conséquent dans l'économie américaine. Les sondages montrent que jamais la Chine et les Chinois n'ont eu une aussi mauvaise côte de popularité aux États-Unis et ailleurs, la pandémie du Covid 19 n'ayant fait que rapidement confirmer cette tendance à l’œuvre depuis quelques années seulement. C'est donc le moment d'en profiter, du point de vue des autorités américaines actuelles, pour agiter l'épouvantail de ce que l'on appelait 'le péril jaune' et qui, certains l'ont oublié, avait déjà servi lors de la montée en puissance économique et technologique du Japon dans les années 70's. On a vu par exemple récemment dans l’État de l'Ohio, où se déroule une sombre histoire de corruption portant sur le financement de deux centrales nucléaires et impliquant des élus républicains locaux, la distribution de feuillets imprimés à dessein dans un style ancien rappelant celui des années 50 contre les Soviétiques, dont le texte et l'image d'une antenne émettant des ondes mettent en garde les citoyens de l’État en question contre de supposés agissements chinois dans cette affaire (apparemment dénués de tout fondement) et les invitant à rapporter tout incident suspect impliquant des Chinois, Ce n'est pas un hasard car l'État de l'Ohio est un état crucial pour la réélection du Président Trump, qui l'avait gagné haut la main en 2016, mais qui pourrait rebasculer vers les Démocrates (18 grands Électeurs en jeu). On peut s'attendre à une exploitation tous azimuts de la question chinoise dans les semaines et mois à venir et, en ce sens Mr. Pompeo a très clairement annoncé la couleur.

Est-ce pour autant une manœuvre 'make or break' (ça passe ou ça casse) ? L'électorat américain qui a peur de la Chine dépasse très largement en quantité et en affiliation les supporters de Mr. Trump et le parti républicain. La chambre des Représentants en particulier est sans doute, du moins parmi ses membres siégeant depuis un certain temps, plus anti-Chine que le Sénat, où la présence de nombreux Sénateurs liés aux intérêts économiques chinois est plus nombreuse que parmi les Représentants, le chef de file de la majorité lui-même, Mr. Mitch McConnell est marié à une femme d'origine chinoise dont la famille encore en Chine y possède d'importants intérêts. Les jeunes Représentants récemment élus sont moins concernés par le couplage économique avec la Chine qu'avec l'absence de liberté qu y règne et l'enfermement des Ouïghours par exemple. Mr. Pompeo a donc pour lui non seulement les électeurs de Trump mais aussi, sur ce sujet-là précisément, ceux qui seraient classés 'divers droite' ou 'modérés', mais aussi un grand nombre d'électeurs libéraux (dans le sens anglo-saxon du terme) donc démocrates. Il a de plus, et ce n'est pas le moindre des atouts de cette approche du 'Chinese Bashing', les diverses églises protestantes et catholiques qui reprochent à la Chine les difficultés, pour ne pas dire plus, qu'elle met sur le chemin des pratiques chrétiennes et surtout de leur expansion dans le pays. Cela fait beaucoup de monde.

D'un autre côté la communauté des hommes et des femmes d'affaires, des banques et des investisseurs financiers, si elle ne souhaite absolument pas un découplage total, d'ailleurs impossible à court et à moyen terme avec la Chine, voudrait bien profiter de cette posture plus agressive de leur gouvernement, justifiée d'ailleurs de leur point de vue, pour placer des pions en Chine et consolider certain avantages, dont l'acquisition est pourtant devenue plus difficile encore, la Chine étant peu ou prou mise dans l'impossibilité de les accorder, le risque de perdre la face étant devenu trop grand pour elle. Cela fait encore un peu plus de monde.

L’autre fer de lance et des plus acérés de cette campagne anti-chinoise, en dehors d'une xénophobie qui s'affiche sans ambages, est l’accusation portée à l'estocade contre Joe Biden, le candidat démocrate, d'être trop 'mou' sur la Chine. Pour se défendre, celui-ci va être obligé d'en rajouter à la fois dans la rhétorique, ce qui pourrait toujours s'arranger après son élection éventuelle, mais aussi dans le langage et les orientations inscrits en toutes lettres dans la plate-forme présentée aux délégués de la convention démocrate en Août prochain et qui, en principe, engagent le Parti pour l'avenir proche dans la conduite des affaires si son candidat est élu.

Bref, agiter le spectre d'un adversaire étranger, qui plus est aux caractéristiques physiques aisément reconnaissables, a malheureusement fait la preuve au cours de l'Histoire, de sa terrible efficacité y compris sur des nations 'civilisées'. Quel que soit par ailleurs le bien fondé des critiques sur l'exercice de l'influence chinoise dans le monde actuel, les citoyens chinois ne méritent sans doute pas le qualificatif de 'Frankenstein' que Mr. Pompeo vient de leur décerner. Mais il se pourrait bien qu'une majorité d'électeurs américains le juge assez menaçant pour être convaincus de voter pour celui des deux candidats qui leur fera le plus peur à ce sujet.