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Faire l'Afrique, faire la paix

| Entretien exceptionnel avec Ouided Bouchamaoui

28 février 2020

Un prix Nobel de la paix pour l’Afrique et la jeunesse ?

Anne-Frantz Dollin (Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy) - Un prix Nobel de la paix permet de mettre sur le devant de la scène internationale des combats, des avancées et des personnalités. Pensez-vous que ce Prix Nobel décerné au PM d'Ethiopie est  aussi l’occasion pour l’Afrique de changer son regard sur elle-même ?

Ouided Bouchamaoui (prix Nobel de la Paix 2015) - Certainement. Encore trop souvent les gens, Africains ou pas, n’ont pas une bonne opinion de l’Afrique et ce prix Nobel permet une meilleure compréhension du continent et de ses enjeux. Cette reconnaissance internationale d’actions initiées par des Africains pour l’Afrique est une chance. D’autant plus que cela pourrait parler à la jeunesse, la rendre fière et la stimuler.

AFD - Les acteurs internationaux reconnaissent les efforts de stabilité initiés par des Africains et pour les Africains. Cette reconnaissance ne serait-elle pas plus forte si elle émanait d’un comité avec des membres issus de pays d’Afrique ?

OB - Non, non, je crois beaucoup au comité tel qu’il est. Il est là pour défendre des causes et gratifier des personnalités ou des institutions qui font finalement la même chose que lui. Le poids de la reconnaissance n’a rien à voir avec les nationalités des membres.

AFD - Il y a eu 64 prix Nobel de la paix européens, et 13 attribués à des ressortissants de pays du continent africain. Avec le « Quartet du dialogue national », vous étiez les onzièmes récipiendaires africains. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

OB -Au delà du sentiment de fierté et d’appartenance que cela procure, le prix Nobel que nous avons reçu avec le “Quartet” est un espoir pour les jeunes. C’est une manière de rappeler que l’approche pacifique peut encore être efficace.

Le prix Nobel : catalyseur des efforts de paix dans la région ?

Anne-Frantz Dollin - Cette distinction félicite les efforts de réconciliation du Premier Ministre éthiopien depuis sa prise de fonction. Ne serait-ce pas aussi une manière d’encourager l’Union Africaine à prolonger ses efforts notamment via son programme pour la « résolution de conflits, la paix et la sécurité » ?

Ouided Bouchamaoui - Oui bien sûr, encourager et renforcer ces types de programmes.

Je suis en train de me dire que cela pourrait être intéressant de créer un comité ou un think-tank pour se concerter sur certains problèmes entre récipiendaires africains...

AFD - Depuis la nomination d’Abiy Ahmed Ali, certaines personnes estiment que cette distinction arrive trop tôt. La raison étant que l’Accord de paix et d’amitié entre l’Ethiopie et l’Erythrée n’a pas encore eu de répercussions pour les frontaliers. Partagez-vous cet avis ?

OB - Non bien au contraire. C’est dans cette phase qu’il faut reconnaître le travail qui a été entamé, et ainsi donner un élan pour disons pérenniser l’effort. Le prix Nobel appelle une responsabilité à  continuer ce travail. Il n’arrive pas trop tôt.”

AFD - Pensez-vous que cette nomination permet à l’Ethiopie de s’établir comme pôle de stabilité et garante de la paix dans la région ? Certains voisins ne veulent pas d’un leader régional.

OB - Vous savez nous les Africains avons eu une mauvaise expérience, et nous n’aimons pas avoir “un”  leader.

Même dans notre cas en Tunisie, nous précisons bien que nous ne sommes pas là pour que notre expérience tunisienne soit copiée-collée dans les autres régions. Il faut arrêter avec cette logique. Je suis contre l’idée d’avoir une leader sur le continent. Au contraire, c’est un travail de groupe. Si quelqu’un a réussi dans un pays, on peut s’en inspirer pour l’adapter dans le sien.

AFD - Donc s’inspirer mais pas donner un rôle de leader à qui que ce soit ?

OB - Non pas de leader, il faut surtout s’inspirer de la méthodologie qui a été employée, du travail mis en place pour vraiment en tirer profit. Si jamais il y eu des erreurs on essaye de les éviter, et s’il y eu des succès on tente de les copier.

AFD  - Pensez-vous que cette distinction favorise d’autres processus de paix avec et entre les pays voisins ? On pense notamment à Djibouti et l’Erythrée.

OB - Ah oui clairement. Moi je suis issue du dialogue [Quartet pour le dialogue national] et je pense que c’est le seul moyen pour les Africains: s’asseoir autour d’une table, poser tous les problèmes et vraiment essayer de trouver une solution qui va satisfaire tout le monde sans penser à son égo ou à son propre intérêt.

AFD - Un prix Nobel aussi reconnu soit-il, peut-il agir comme le ciment d’une stabilité souvent perçue comme précaire au sein de la Corne de l’Afrique ?

OB - Aujourd’hui le continent et la Corne sont regardés à la loupe par le monde entier. Nous avons intérêt à nous concerter, à travailler en équipe pour défendre et faire valoir nos acquis. Cela pour ne pas toujours être à la traîne ou un continent qui se fait encore exploiter.

AFD - Surtout qu’avec une distinction telle que le prix Nobel, c’est un véritable coup de projecteur qui est mis sur une zone, une région ou un pays.

OB - Ah oui, sans compter que cela peut permettre de défaire certains stéréotypes ou idées reçues. Vous savez un des avantages du prix Nobel c’est que même ceux qui ne connaissaient pas le pays ou son histoire en entendent parler pendant au moins une année, et cela peut attiser des curiosités.

AFD - Donc vous diriez que cette mise en avant peut durer à peu près un an ?

OB - Bien sûr, toute l’année on va parler du prix Nobelmais cela dépend aussi des récipiendaires. Si ces personnes travaillent beaucoup et font entendre leurs voix cela peut durer plusieurs années. Depuis que j’ai reçu le prix Nobel, cela fait déjà cinq ans, il n’y a pas un jour où je ne suis pas invitée pour venir parler de ce prix, de l’évolution de la situation ou des thématiques concomitantes. Il faut parler sinon les gens oublient vite!

AFD - Ce prix Nobel a un potentiel fédérateur. Les initiatives pacifistes ne devraient-elles pas se fédérer autour de l’UA plutôt que dans un pays à chaque fois ?

OB - Tout à fait. Avec le “Quartet pour le dialogue national” nous avons été invités une fois par l’UA, mais nous n’avons malheureusement pas pu nous y rendre. Ceci étant dit, je pense effectivement qu’elle pourrait jouer ce rôle fédérateur. Cela pourrait être une nouvelle initiative: inviter tous les prix Nobel africains et tenter de voir ce que nous pourrions apporter au continent grâce à notre expérience et notre expertise.

AFD - Et selon vous qu’est ce qui empêche la mise en place de ce genre de projet ?

OB - Je pense simplement que personne n’y a encore pensé.

AFD - Il est souvent reproché à l’UA de ne pas être le moteur de ce type de dynamique…

OB - C’est-à-dire qu’on se concentre souvent sur deux aspects, qui ont bien entendu leur importance, l’aspect politique et l’aspect économique. Mais la capacité à avoir un rôle de fédérateur et mobilisateur est à considérer et à prendre en compte.

Des retombées politiques immédiates ?

Anne-Frantz Dollin - La société civile - pourtant première victime des conflits armés - est souvent tenue à l’écart des processus de paix. Des élections législatives devraient se tenir en Août 2020 en Ethiopie, pensez-vous que ce prix Nobel pourrait façonner les débats électoraux ? Les futurs candidats devront intégrer dans leurs programmes la manière dont ils comptent continuer puis pérenniser le processus de paix. 

Ouided Bouchamaoui - Très franchement je ne sais pas comment vont se dérouler les élections en Ethiopie, et si le Premier ministre va user de ce prix dans le bon sens pour sa campagne.

Cette distinction pourrait orienter quelque peu les campagnes électorales mais je ne sais pas encore si la population est assez consciente de la signification de ce prix.

AFD - Comme on l’a répété, le prix Nobel est une reconnaissance internationale mais il faudrait parfois la compléter par une communication auprès des populations de la zone pour être sûrs qu’ils en prennent la mesure.

OB - Oui, et si je prends le cas de la Tunisie, la reconnaissance est plus internationale que locale. Nous n’avons pas su montrer l’importance de ce prix, et il y a un travail important de communication à faire en commençant auprès des étudiants. Il y a clairement un effort qui aurait pu et aurait dû être fait en ce sens. C’est même quelque chose qu’il serait bon de faire dans tous les pays africains où il y a eu des récipiendaires.

AFD - Et selon vous qui devrait assurer ce travail de communication?

OB - Nous sommes tous concernés. Il faut une volonté politique, mais également un travail de la part des médias et bien sûr des personnalités qui ont reçu le prix.

AFD - Pensez-vous que ce prix Nobel obligera la France à réévaluer ses actions dans la Corne de l’Afrique ? (A questionner sa présence ininterrompue depuis la période de décolonisation,  ou à adopter un rôle support qui laisserait une plus grande place aux acteurs diplomatico-militaires de la Corne pour diriger des opérations ?)

OB - Le prix Nobel n’oblige à rien. C’est un moyen de persuasion, mais on ne peut pas, parce qu’on a eu cette distinction imposer ou exiger des choses. De même, personne ne peut avoir son mot à dire sur tout ce qui se fait dans une zone.

Entretien réalisé le 21 février 2020 par Anne-Frantz Dollin, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy.