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Que signifie vraiment cette crise du multilatéralisme ?

| Mathilde Viart, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy

10 juillet 2020

Les Etats-Unis lèvent leur contribution à l’Organisation mondiale de la Santé en pleine crise du coronavirus. Ils retirent leurs troupes stationnées en Allemagne dans le cadre de l’OTAN. Dans la guerre commerciale entre Pékin et Washington, l’Organisation mondiale du Commerce apparaît tout à fait impuissante… les exemples ne manquent pas pour constater une véritable crise de la méthode multilatérale, alors que nous fêtons cette année les 75 ans de l’ONU.

Pourtant, jamais autant d’acteurs, des villes aux entreprises, des ONG aux universités, ne s’engageaient au niveau international. Paradoxe de la modernité, ou véritable retour à l’état de nature à l’échelle mondiale ? Décryptage.

Tout le monde le reconnaît : le multilatéralisme est en crise

Si les Etats-Unis de Trump caractérisent parfaitement le retrait des instances multilatérales par une puissance majeure, cette crise politique ne se limite pas à la politique américaine. Dès 2014, la Russie annexait la Crimée sans ambage, faisant affront à l’ensemble du droit international et menaçant directement l’Europe, ce qui nous interrogeait déjà sur la viabilité du système multilatéral.

La Chine quant à elle développe ses propres instances parallèles, dont elle façonne seule les règles du jeu selon ses intérêts nationaux. Les routes de la Soie - la fameuse « Belt and Road Initiative » - ne constituent en rien une enceinte multilatérale, mais permettent à Pékin de conclure des accords bilatéraux avec chaque pays (mettant à profit au maximum le levier de l’endettement politique comme économique) pour développer son influence internationale.

Elle profite de la faible inclusion des pays dits du Sud dans les institutions multilatérales traditionnelles pour y asseoir son influence. De fait, ces pays, qui recoupent des réalités économiques et sociales très différentes, prennent le modèle chinois comme référence pour leur trajectoire économique et leur voie politique.

Dans cette lignée, la Chine organise depuis 2017 un « Forum des nouvelles routes de la Soie » qui réunit une trentaine de chefs d’Etat à Pékin, avec l’ambition de devenir un Forum de référence tel que le G20 ou les BRICS.

Cette crise du multilatéralisme est donc inédite avec un hegemon libéral, américain, en retrait et un hegemon autoritaire, chinois, en pleine ascension. Il ne s’agit donc plus d’une simple critique du fonctionnement des institutions multilatérales, mais bien d’une remise en question de son principe même, tant les instances onusiennes ont été fondées sur des principes démocratiques que la Chine ne partage en rien.

Plus qu’une crise, une véritable transformation

Commençons par relativiser cette crise, tant le système international s’est transformé au fil des tensions et des conflits. D’aucuns pensent d’ailleurs que la crise actuelle serait simplement davantage médiatisée, faisant incidemment ressortir les critiques anciennes portées par la société civile.

Plus profondément, cette crise, qui est en fait une mutation du système international, ne comporte pas nécessairement que des risques.

Et pour cause : le multilatéralisme change aussi de nature. Aujourd’hui, les Etats ne sont plus les seuls acteurs en jeu, contrairement à l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale, fondé sur des relations inter-étatiques figées dans deux blocs.

Le multilatéralisme devient un jeu multi acteurs faisant place aux villes (prenons l’exemple du C40 qui réunit des villes qui s’engagent pour l’environnement), aux entreprises (prenons la coalition B4IG autour du G7 de 2019), aux ONG (prenons l’exemple du Partenariat sur l’Information et la Démocratie initié par RSF au moment de l’Assemblée générale de l’ONU de 2019).

Ces coalitions, où les acteurs s’affranchissent des positions diplomatiques de leurs gouvernements, font vivre le multilatéralisme moderne. C’est ainsi que l’esprit de l’Accord de Paris sur le climat continue de vivre aux Etats-Unis, à l’échelle des villes ou des Etats fédérés malgré le retrait de Washington. Certains parlent d’un multilatéralisme « par le bas » qui mérite d’être mieux pris en compte dans les instances existantes, afin de les rendre plus pertinentes et efficaces.

La présidence française du G7 en est un exemple. Le président Emmanuel Macron a orchestré un G7 de coalitions à géométrie variable, incluant les acteurs souhaitant avancer : une coalition d’entreprises du textile s’engageant pour une mode durable (Fashion Pact), une coalition d’Etats volontaires pour financer une initiative favorisant l’entrepreneuriat des femmes en Afrique (AFAWA), une coalition de plateformes numériques et d’Etats s’engageant sur une « Charte pour un Internet ouvert, libre et sûr », etc.

Enfin, le recul du multilatéralisme n’est peut-être pas une fatalité. Aux Etats-Unis, si le retour progressif à l’isolationnisme peut être analysé comme une tendance de moyen terme depuis l’appel de Barack Obama en 2015 à « en finir avec les guerres sans fin » (‘end endless wars’), on peut raisonnablement penser qu’une part importante du retrait actuel des Etats-Unis est dû à la volonté politique du président Donald Trump. Une présidence démocrate, a fortiori sous le leadership d’un homme qui a été pendant huit ans l’artisan de la politique étrangère de Barack Obama, ne violenterait pas si intensément nos instances multilatérales. Joe Biden a d’ailleurs déjà annoncé que les Etats-Unis reviendraient dans l’Accord de Paris s’il était élu.

On peut alors lire le soutien au multilatéralisme (ou sa critique) comme un acte politique à part entière, à rebours du consensus transpartisan qu’il représentait il y a encore quelques années. Face à cela, comment évolue l’Union européenne ?

Plaidoyer pour une 'Commission géopolitique'

La diplomatie européenne cherche à s’affirmer comme une véritable puissance au service de la méthode multilatérale. Cela commence par une affirmation de son modèle démocratique, concurrencé par des alternatives autoritaires à travers la planète entière, entre la montée du nationalo-populisme, les ingérences étrangères, et l’affaissement plus général de l’idéal de la démocratie représentative.

Pour réussir à défendre la méthode multilatérale, la diplomatie européenne devra davantage inclure les pays dits du Sud. Cette dénomination générique a souvent conduit à enfermer ces pays dans un tout uniforme, à l’écart des grands pôles d’influence géopolitique. Mieux prendre en compte leurs spécificités permettrait à l’UE de mieux inclure ses partenaires dans les instances multilatérales actuelles et de renforcer son influence face à l’appareil diplomatique chinois.

En particulier, cela passe par une rénovation des liens entre l’Afrique et l’Europe. La crise du COVID, au cours de laquelle la France et le Sénégal ont conjointement plaidé pour un rééchelonnement des dettes publiques africaines pour éviter de se retrouver sous le joug financier de Pékin, a démontré qu’une aire de coopération était possible.

Et pour porter le flambeau multilatéral avec plus de force, l’Union européenne devra sans doute aussi simplifier sa gouvernance. La règle de l’unanimité systématique sur les sujets de politique extérieure freine encore les coalitions politiques plus volontaristes. Au fond, pour défendre le multilatéralisme, l’UE aura besoin d’être un peu moins multilatérale et un peu plus politique.