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L’Indopacifique : concept flou ou réalité géostratégique ?

| Mélyne Tarer

8 février 2021

Depuis 2018, la scène internationale ne cesse de voir fleurir de nouvelles stratégies dites de « l’indopacifique » : cette année-là par exemple, le président français Emmanuel Macron annonce une nouvelle doctrine française pour la zone. Pourtant, le terme qui n’est pas une invention de la décennie connaît un réel renouveau. On ne se limite plus à des discussions régionales ou encore à la fameuse expression de « pivot vers l’Asie ».

Désormais on parle de l’Indopacifique comme un concept à part entière. Si les intérêts des acteurs, régionaux ou non, divergent, tous se rassemblent autour de la nécessaire stabilité de cette zone en plein essor.

À chacun son Indopacifique

Un concept, selon le Larousse, est une idée générale que se fait l’esprit humain d’un objet de pensée concret ou abstrait. En l’occurrence, l’objet pensé est cet espace que l’on nomme Indopacifique et l’esprit humain s’illustre par les États. Toutefois, il n’y a pas d’idée générale, cela contribue donc à rendre ardue sa définition.

Géographiquement, l’Indopacifique comprend les océans Indien et Pacifique. Cela lui permet de se distinguer du concept d’Asie-Pacifique. Toutefois, il ne s’agit pas d’un concept avec une réalité géographique commune, chaque pays ayant délimité « son » Indopacifique en fonction de sa perception stratégique et politique. Typiquement, l’Indopacifique français n’a pas les mêmes délimitations que la conception américaine. Par exemple, la France englobe dans sa conception l’ensemble des zones frontalières à l'océan indien, c’est-à-dire jusqu’aux côtes est du continent africain. Côté Etats-Unis, on considère que l’Indopacifique se limite à la diagonale des frontières ouest de l’Inde. Cette divergence conceptuelle peut se justifier par la présence de territoire français sur la route maritime qui lie l’Europe à l’Asie. Toutefois, l’idée générale de ce concept est donc que l’Indopacifique lie le destin de deux océans.

Le point de divergence est sur l’essence même de ce qu’est l’Indopacifique. On peut distinguer deux factions. D’un côté les États qui promeuvent un Indopacifique libre et ouvert (FOIP - Free and Open Indo Pacific) et ceux qui se positionnent pour un indopacifique inclusif.

« FOIP » versus Indopacifique « inclusif » 

Seconde zone de transit maritime de la planète, la région fournit 40 % du PIB mondial et est forte d’une croissance économique stable. Cette dernière tend d’ailleurs à s’améliorer encore du fait de la coopération régionale en plein développement et du rôle structurant du marché de l’ASEAN. L’Indopacifique suscite donc l’intérêt d’un nombre croissant de puissances, pourtant il fait l’objet d’interprétations différentes.

D’une part, nous retrouvons des États comme les États-Unis et l’Australie favorables à la vision d’un Indopacifique libre et ouvert, que l’on nomme « FOIP », qui formeraient une grande alliance face à la Chine ; de l’autre, il y a ceux qui mettent en avant la coopération régionale sans pour autant privilégier l’hégémonie d’un Etat en particulier.

La rivalité sino-américaine s’exprime au cœur même du concept du FOIP. La montée en puissance de la Chine dans la région, le renouvellement de sa flotte ainsi que les nouvelles routes de la soie (BRI - Belt and Road Initiative) sont autant d’éléments déclencheurs de renouveau stratégique.

L’Australie, acteur régional, ne se limite plus au discours comme celui d’Allan Gyngell, ancien diplomate et chef de l’agence de renseignement australien, qui déclarait en 2018 que « l’Indopacifique est simplement un moyen pour les gouvernements de définir un environnement international adapté aux objectifs de leurs politiques dans des circonstances particulières ». Désormais, Australiens et Américains mettent en avant la liberté de navigation (concept de FONOP'S), particulièrement en mer de Chine. D’ailleurs le livre blanc australien de défense en 2013, indiquait clairement que la stratégie Indopacifique libre et ouverte de défense visait à contrer l’hégémonie chinoise. Le gouvernement australien a d’ailleurs fait le choix de nommer sa stratégie globale Indopacifique « Pacific StepUP », montée en puissance.

L’Inde se dit actuellement favorable au concept de FOIP où aucun Etat n’aurait d’ascendance sur un autre - pourtant sa vision est amenée à évoluer dans les mois à venir. Le pays se dit « non aligné » à la position américaine, sans pour autant accepter les agissements de la Chine. L’Inde promeut d’ailleurs les relations bilatérales dans la zone, plutôt que multilatérales.

Toutefois, l’Inde a, en septembre 2020, subi des violations de sa Zone Économique Exclusive - ZEE de la part de la Chine. Cela pourrait faire évoluer son point de vue et ses agissements, au détriment de la méthode multilatérale. En outre, dans un document de 2018 - le SPIF ou Cadre stratégique américain pour l’Indo-Pacifique - les Américains disent vouloir accroître leur partenariat avec l’Inde en termes de renseignements militaires pour aider à relever les défis continentaux tels que le différend frontalier avec la Chine. Dans les mois à venir, il sera donc intéressant de surveiller la position indienne sur le sujet.

Face aux conceptions américaine et australienne, ou encore indienne, certains pays européens préfèrent voir un Indopacifique « inclusif », c’est-à-dire un ensemble qui ne se forment pas pour faire alliance contre un Etat en particulier, en l’occurrence ici, la Chine. Restant en dehors de la rivalité sino-américaine, ils peuvent travailler sur des stratégies d’inclusions régionales au plus près des États de la zone, en soignant notamment leur relation avec les organisations régionales telles que l’ASEAN, le Forum des Îles du Pacifique ou la Communauté du Pacifique. L’Allemagne ou encore les Pays-Bas s’illustrent dans leur souhait affiché de promouvoir la méthode multilatérale et l’ouverture des marchés.

L’Infopacifique est donc une région du monde hautement stratégique où s’affrontent différentes conceptions géopolitiques. Une déstabilisation de la zone aurait donc des conséquences immédiates sur l’économie mondiale.

Des enjeux économiques, sécuritaires, environnementaux 

L’indopacifique, quel qu’en soit la conceptualisation, regroupe 3 pays du groupe des BRICS (Russie, Inde, Chine), des États membres du G20 dont l’Indonésie et Singapour, des zones de production et de transformation de matières premières à des coûts souvent ultra-compétitifs, des réserves naturelles, des zones de reproductions animales, mais également des millions d’hommes et de femmes directement menacés par la multiplication et l’amplification d’événements climatiques extrêmes (cyclone, tsunami….).

Les enjeux, dans la zone, touchent donc tous les domaines de la coopération internationale ; les États, qu'ils soient physiquement présents dans la zone ou non, souhaitent tous se porter garants de la stabilité régionale.

Du côté européen par exemple, on constate une réelle volonté de diversifier les partenaires et de limiter l’interdépendance vis-à-vis de la Chine et des États-Unis ; on comprend donc l’attrait pour une telle zone, aux problématiques aussi variées que les défis qu’elle représente.

Au niveau économique déjà, le marché en Indopacifique ne cesse de se développer. La dernière illustration de cette évolution n’est autre que l’accord de partenariat économique régional - RCEP. Après 8 années de négociations, les 10 pays de l’ASEAN, ainsi que l’Australie, la Chine, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande signent un accord, créant ainsi la plus importante zone de libre-échange au monde. Ils ont fait le choix du libre-échange et du multilatéralisme mettant alors de côté les rivalités sino-américaines. À terme, 90 % des droits de douane devraient être abattus entre ces États. Malgré une ouverture de marché limitée pour la Chine, cela lui permet une fois de plus de se positionner comme un partenaire régional privilégié au côté de l’ASEAN. Cela est une étape de plus dans le recul américain dans la zone, déjà amorcé par le retrait des Etats-Unis de Trump du partenariat transpacifique.

A cela se mêlent les problématiques sécuritaires. En effet, la campagne de modernisation de la flotte militaire chinoise débutée en 2015, non transparente, contribue à la déstabilisation de la zone. Depuis 2016, et le rejet de diverses revendications territoriales en mer de Chine par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, l’Empire du milieu s’est montré bien plus hostile à toute navigation le long de ses côtes qu’auparavant. Les zones de « hautes mers » ne sont d’ailleurs plus considérées comme telles par Pékin faisant craindre pour la souveraineté territoriale du Japon. La stratégie d’autodéfense, voie historique privilégiée par le Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’est plus. Tokyo a fait le choix d’enclencher un virage total et a opté pour la mise en place d’une stratégie plus standard de défense.

Mais l’Indopacifique n’est pas uniquement constitué d’États développés et émergents qui craignent pour leurs souverainetés territoriales. De petits États insulaires tels que les Fidji, les Maldives, Samoa ou encore la Papouasie-Nouvelle-Guinée doivent d’ores-et-déjà affronter les effets du dérèglement climatiques. Pour contrer la diplomatie du portefeuille de la Chine, certains États comme l’Australie et les États-Unis proposent de partager leurs connaissances des risques et des réponses face aux attentes climatiques aux armées des petits États insulaires. Les européens misent eux sur la surveillance maritime (via notamment la Forum Fisheries Agency) sans laisser de côté le volet climatique avec des exercices (type HADR High Ability Disaster Recovery) visant à améliorer l’interopérabilité des armées, pour développer leurs partenariats militaires. En faisant cela, ils peuvent alors jouir de base d’appui opérationnel, de renseignement et de surveillance. La militarisation de la zone est donc constante.

L’Indopacifique est plus qu’un simple concept. L’Indopacifique dans les années à venir sera constamment au cœur des débats internationaux, il constitue les nouvelles réalités et une réalité géostratégique renouvelée.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Mélyne Tarer, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, est spécialiste des enjeux stratégiques de l'espace indo-pacifique.