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Les accords de libre-échange à l’assaut du numérique

par Romain Laugier, reporter de l’Institut Open Diplomacy à l’Internet Governance Forum 2016 du 6 au 9 décembre 2016

19 décembre 2016

Dans une grande salle obscure dont l’emplacement est tenu secret, les négociateurs posent leurs smartbooks sur une table dorée datant du XXe siècle, et ajustent soigneusement leur oreillette délivrant la traduction. Costume sombre et cravate noire, ils viennent représenter leur Etat pour une énième journée de travail. Depuis plusieurs années déjà, ils tentent de s’accorder sur un document unique d’un millier de pages[2] qui fixerait les règles du commerce international pour les décennies à venir. Tarifs douaniers, mesures restrictives des échanges et quotas d’importation, protection des investissements, services ou propriété intellectuelle, tous les secteurs concernés par les échanges font l’objet d’intenses tractations.

Internet dans les négociations commerciales

Le besoin de réguler le commerce s’exprimait déjà au IIIe siècle avant J .C, lorsque les lois de Rhodes établirent les premières règles applicables aux échanges commerciaux et au règlement des litiges. Plus de deux mille ans plus tard, le commerce reste au cœur de l’activité humaine, et intègre – comme il l’a toujours fait au cours de l’Histoire – les innovations technologiques. Internet est aujourd’hui omniprésent dans les échanges, qu’il s’agisse de titres immatériels (actions, obligations) ou de biens matériels. Il est aussi générateur de richesses, puisque le commerce en ligne représentait en 2015 près de 2 milliard d’euros – soit une augmentation de plus de 20 % par rapport à 2014[3]. Il apparaît dès lors naturel pour les Etats d’intégrer le domaine numérique aux négociations commerciales. Une position qui ne fait toutefois pas l’unanimité.

Si quelque chose fait bien leur renommée, c’est bien leur impopularité. Les sigles TPP (Partenariat trans-pacifique, signé en février 2016 par les Etats-Unis et onze autre pays dont les rives bordent l’océan pacifique), TTIP (Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement entre les Etats-Unis et le Canada) ou CETA (Accord économique et commercial global, signé par l’Union européenne et le Canada le 30 octobre 2016) sont en effet davantage connus pour l’opposition qu’ils génèrent au sein de la société civile que pour les bénéfices que les pouvoirs exécutifs leur attribuent. Pourtant, les enjeux sont de taille. Car un éventuel accord commercial entre les Etats-Unis et l’Union européenne toucherait 50 % du PIB mondial, et 25 % des exportations mondiales. Il fixerait en outre des standards communs concernant l’étiquetage électronique, le droit de la concurrence (notamment vis-à-vis des géants américains tels que Google ou Microsoft), les objets connectés, etc. Le Partenariat trans-pacifique défend quant à lui le principe d’un internet ouvert, et propose la libre-circulation de l’information et des données pour 800 millions de personnes. Son chapitre 14, consacré au commerce électronique, interdit par exemple les droits de douane pour les produits digitaux, ou la discrimination de ces derniers en fonction de leur origine géographique.

En 1996 déjà, l’Accord sur les technologies de l’information (ATI) était signé lors d’une conférence ministérielle de l’OMC. Représentant aujourd’hui près de 97 % du commerce mondial des produits des technologies de l'information, l’ATI élimine l’intégralité des droits de douane sur une série de produits de haute technologie (ordinateurs, logiciels, etc), dont la liste a été élargie en décembre 2015 à 201 produits supplémentaires représentant environ 7 % de l’ensemble du commerce mondial[4]. La réduction des coûts d’exportation – permise par le succès des négociations – devrait mécaniquement conduir à la diminution du prix final des produits ou à l’augmentation des financements dédiés à la recherche. Malgré tout, le jugement de l’opinion public est sans appel : les accords de libre-échange sont un danger pour la société.

Un processus de négociations qui ne séduit plus

Qu’importe l’issue d’années de négociation ou le contenu du document final, il est probable que les accords de libre-échange n’auront pas le soutien des populations occidentales. Aux Etats-Unis, Donald Trump a été élu en novembre dernier sur la promesse de retirer les Etats-Unis du TPP[5]. En Europe, l’opposition au libre-échange est toute aussi vive[6], et dépasse largement l’intérêt que porte l’opinion publique aux questions commerciales : une vidéo publiée en novembre dernier montrant l’eurodéputé Yannick Jadot dénoncer le CETA a ainsi atteint plus d’un million de vues[7]. Si l’opposition aux accords de libre-échange n’est pas directement liée à la réglementation du numérique que ces traités proposent de mettre en place, l’exemple d’internet permet de mieux comprendre les tenants d’un tel rejet. Le point majeur de crispation concerne en effet davantage la forme que la substance du texte – souvent difficilement compréhensible par le grand public dans l’ensemble de ses enjeux et conséquences. Les négociations se déroulent dans le plus grand secret, loin des caméras et de l’oreille de la société civile, qui sont pourtant en lien bien plus étroit avec les citoyens que les hauts fonctionnaires de l’Etat. Les parlements nationaux d’Europe eux-mêmes ne sont pas intégrés à la négociation, et ne se prononcent que par un « oui » ou un « non » lorsque l’exécutif leur présente un document final. Internet est sans doute le thème qui cristallise le plus ce paradoxe du secret, puisqu’il représente l’espace le plus ouvert et le plus transparent qui puisse exister.

Dès lors, il n’est pas évident pour les gouvernements nationaux d’affirmer que les négociateurs œuvrent dans l’intérêt des citoyens sans pour autant révéler un seul élément, positif ou négatif, des négociations. Et alors que ces dernières ont pour point focal l’aspect commercial, elles doivent également aboutir à des décisions sur des sujets de sociétés qui auraient davantage leur place dans un débat de fond au sein des parlements : protection des données personnelles et de la liberté d’expression en ligne, ou des consommateurs et de leur vie privée, accès extraterritorial aux données, etc. Ainsi, l’inquiétude grandit quant à la vente par les géants d’internet des données personnelles des netizens, qui sert à financer les applications gratuites. Dès lors, les accords de libre-échange ne sont pas le bon lieu pour négocier – donc parfois compromettre – sur des sujets de société sur lesquels la démocratie doit s’exercer.

Impliquons la société civile dans le processus de négociation

Au siècle où l’on peut accéder quasi-instantanément à toute information grâce à internet, les citoyens aspirent à davantage de démocratie. Cette revendication n’a pas lieu d’être un frein au commerce international, car les populations n’aspirent généralement ni au protectionnisme commercial, ni au protectionnisme digital. Si un mur doit bien séparer les négociateurs et le grand public pour que les rapports de force puissent permettre d’aboutir à un accord, ce mur doit aussi être aussi fin et transparent que le verre. Les négociateurs du XXIe siècle seront accompagnés de représentants des parlements, et discuteront du commerce international avec un mandat clair sur les sujets sociétaux qui y sont étroitement liés. A la fin de chaque séance, ils se prépareront à affronter les crépitements des appareils photographiques et les exhortations de la société civile à ajouter au traité des clauses sur les droits de l’homme. Une célébrité éphémère qui les conduira peut-être à troquer leur cravate noire pour un vêtement un peu plus seyant.

[1] « Internet entre les mains des régulateurs », Open Diplomacy, décembre 2016, consulté le 11 décembre 2016, [en ligne] URL :  http://www.open-diplomacy.eu/blog/internet-entre-les-mains-des-regulateurs

[2] La version définitive du CEtA – l’accord de libre-échange UE-Canada, fait 1 598 pages. La négociation a duré sept ans. http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2014/september/tradoc_152806.pdf

[3] « Chiffres clés 2016 », Fédération e-commerce et vente à distance (Fedav), consulté le 11 décembre 2016, [en ligne] URL : http://newspaper.fevad.com/wp-content/uploads/2016/09/Plaquette-Chiffres-2016_Fevad_205x292_format-final_bd.pdf

[4] « L'Accord sur les technologies de l'information – Quelques explications », OMC, consulté le 11 décembre 2016, [en ligne] URL : https://www.wto.org/french/tratop_f/inftec_f/itaintro_f.htm

[5] LAUGIER Romain « Quels seront les États-Unis de l’administration Trump ? », Institut Open Diplomacy, novembre 2016, consulté le 11 décembre 2016, [en ligne] URL : http://www.open-diplomacy.eu/blog/quels-seront-les-etats-unis-de-l-administration-trump

[6] « Ces Européens qui défient le libre-échange », Le Monde diplomatique, octobre 2015, http://www.monde-diplomatique.fr/2015/10/CANONNE/53936

[7] « L’interpellation de Yannick Jadot contre le CETA devenue virale », Le Monde, novembre 2016, http://www.lemonde.fr/politique/article/2016/11/01/l-interpellation-de-yannick-jadot-contre-le-ceta-devenue-virale_5023788_823448.html#meter_toaster

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