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Tensions en Méditerranée orientale : mettre fin aux hésitations stratégiques européennes

| Guilhem Ducournau, Constantin Gaillard et Louise Hervieux

18 mars 2021

Près de 30 ans après l’invasion de Chypre Nord par la Turquie puis la partition de l’île, la Méditerranée orientale redevient une préoccupation majeure de l’Union européenne. Le retour de la Russie dans la province de Lattaquié et les découvertes de gisements d’hydrocarbures dans les eaux égyptiennes, israéliennes et chypriotes attisent les convoitises régionales. Ainsi, les récentes démonstrations de puissance de certains acteurs régionaux portent à croire que cette partie de la Méditerranée est devenue une poudrière où de nombreux enjeux s’entremêlent. Deux zones illustrent particulièrement cette escalade : la Libye où Russes, Turcs, Égyptiens, Européens, et Émiratis usent de leur influence et la mer Égée où la Turquie rejette la répartition actuelle des zones économiques exclusives (ZEE) de la région.

Supposés garants de la stabilité de la région, les États-Unis via l’OTAN et l’Union européenne peinent à établir un front commun. La Turquie, pourtant membre de l’alliance atlantique, fait cavalier seul. Outre un attentisme étasunien, l’Union européenne s’efforce depuis de nombreuses années de se doter d’une stratégie commune, sur laquelle elle peine bien souvent à s’accorder.

La Méditerranée orientale : une poudrière aux portes de l’Europe

L’instabilité actuelle en Méditerranée orientale prend en partie racine du fait de l'ambiguïté stratégique de l’Union européenne, que Chypre intègre en 2004, alors qu’un conflit larvé (statu quo) avec la partie Turque, la « Chypre du Nord », et la Turquie se déroule depuis l’invasion du nord de l'île en 1974. Cet antagonisme prend aujourd'hui une forme inquiétante du fait de l’affirmation de la puissance turque qui menace la souveraineté européenne.

D’une part, la volonté affichée de la Turquie d’appliquer la doctrine de la « Patrie Bleue » (Mavi Vatan) menace le statu quo de la répartition de la ZEE entre la Turquie et la Grèce. Les tensions autour de l’île de Kastellorizo en sont l’illustration parfaite. Théorisée par l’ancien amiral turc Cem Gürdeniz en 2006 en réaction aux prétentions des ZEE chypriotes, cette doctrine pose les bases de la future puissance maritime turque.

D’autre part, cette doctrine amène la Turquie à se doter d’un couloir maritime entre Antalya et la côte libyenne où ses intérêts, notamment énergétiques, ont dernièrement été dévoilés au grand jour. Instable depuis le soulèvement populaire de 2011 puis la chute de Kadhafi, la Libye est désormais le terrain de jeu de nombreux acteurs qui tendent à maintenir cette instabilité et ces divisions. Russes et Turcs qui semblent pourtant s’opposer jouent en réalité la même partition, au détriment de la stabilité libyenne et au grand dam de l’Union européenne.

Divisés, les États européens peinent à s’accorder sur une position commune en Méditerranée orientale. Les récentes tensions gréco-turques ont mis en exergue les divergences politiques, lesquelles favorisent une inaction des organisations européennes. Ainsi, la Hongrie et la Bulgarie, pourtant membre de l’UE, ne souhaitent pas se positionner essentiellement du fait de leur dépendance aux gazoducs turcs. Si la France s’indigne et prône la mise en place des sanctions, l’Allemagne encourage le dialogue et l’apaisement des tensions. Ces différentes positions sont le reflet des multiples intérêts nationaux qui nuisent à l’élaboration d’une stratégie européenne commune.

Alors que l’architecture sécuritaire européenne repose en grande partie sur l’alliance transatlantique, le conflit gréco-turc souligne une contradiction puisqu’il s’agit de deux États membres de l’OTAN. En vertu de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, une attaque contre un pays membre “sera considérée comme une attaque contre toutes les parties”. Ainsi, en cas de conflit, l’alliance devrait donc défendre les deux belligérants. Cette situation s'inscrit, en sus, dans un contexte de défiance entre la Turquie et l’OTAN comme en témoignent les récents achats de la Turquie qui s’est dotée de missiles russes S400. In fine, le contexte géopolitique en Méditerranée orientale altère la relation entre l’Union européenne et l’OTAN. En effet, à l’instar de la Grèce ou de Chypre, la majorité des États européens sont membres des deux institutions. Or, les intérêts de la Grèce et de Chypre sont opposés à ceux de la Turquie.

La tentative française de porter sa stratégie auprès des 27 : un échec ?

Si l’Europe peine à exprimer une réponse claire aux tensions évoquées supra, la France, en s'appuyant sur l'article 42 alinéa 7 du Traité de l’Union européenne, a quant à elle décidé de déployer temporairement deux chasseurs Rafales et deux bâtiments de la Marine Nationale. Outre la volonté de rappeler l’attachement de la France au respect du Droit international, cette intervention fut également pensée pour initier une dynamique de relance de la coopération opérationnelle à l’échelle des 27, voire à la mise sur pied d’une opération militaire commune.

Paris n’est cependant pas parvenue à rassembler autour d’elle : si l’on a pu voir des manœuvres communes entre la Grèce, la République de Chypre, la France et l’Italie, aucune démarche militaire à l’échelle européenne n’a été observée.

Cet isolement est le résultat de décennies de division et d’ambiguïté européenne en Méditerranée : le gouvernement français a souhaité mettre en place un cadre de coopération opérationnelle, sans s’assurer de l’existence d’une stratégie commune. Rappelons par ailleurs que la légitimité juridique de l’intervention française n’est pas si évidente. Il est en effet reproché à la Turquie de violer les ZEE grecques et chypriotes qui sont définies dans la convention de Montego Bay de 1982, que la Turquie n’a jamais signée et dont elle a toujours refusé l’application. Le fait d'imposer à un État souverain le respect d’une convention internationale qu’il n’a pas signée est de fait discutable.

La difficulté rencontrée par la France pour entraîner les autres membres de l’UE dans sa stratégie d’intervention militaire souligne ce manque de cohérence stratégique à l’échelle des 27, alors même que ces enjeux touchent directement sa souveraineté territoriale.

De la nécessité d’un cadre de discussion ad hoc pour dépasser les divergences stratégiques profondes 

Au cœur de la Méditerranée orientale, la Turquie est progressivement devenue un partenaire stratégique de l’Union, au fil de sa construction. Dès 1963, à la suite de la ratification du traité de Rome, un accord d’association fut signé entre les communautés européennes et Ankara. Ainsi, la politique extérieure de l’Europe fut-elle marquée par un renforcement des relations avec la Turquie tant d’un point de vue économique que politique.

Cependant, cette relation fut pour le moins équivoque. Reconnue officiellement comme État-candidat en 1999, lors du sommet européen d’Helsinki, la Turquie entame les négociations avec l’Union en 2004. Néanmoins, quelques années plus tard, la France et l’Allemagne bloquent les négociations et proposent un « partenariat privilégié » au détriment d’une véritable adhésion.

L’évolution de la situation politique en Turquie a contribué à enrayer les négociations. A cela s’ajoute le fait que la relation turco-européenne, ambiguë, se trouve altérée par des intérêts nationaux, véritable frein à la mise en place d’un processus d’adhésion. Les désaccords des 27 s’expriment également sur les sanctions envers la Turquie : si en 2019, les ministres des Affaires étrangères des États membres se sont alignés pour sanctionner la Turquie quant à ses « actions illégales et agressives » contre la Grèce et Chypre en Méditerranée, les réponses européennes se trouvent souvent limitées.

Pourtant, la situation actuelle en Méditerranée orientale constitue un véritable défi qu’il convient de résoudre rapidement, le maintien du statu quo n'étant pas une option viable. Il est donc souhaitable que les 27 définissent avec précision et fermeté l’état final recherché avec la Turquie, afin de sortir de cette l’impasse stratégique.

Nous l’avons vu, la Turquie, comme membre de l’OTAN, est devenue un allié encombrant pour les européens. Mais du fait de sa position géographique stratégique, la Turquie reste un allié essentiel des États-Unis, lesquels font preuve d’une traditionnelle bienveillance à leur égard. Il convient de souligner par exemple que la présence d’engins nucléaires tactiques américains sur la base d’Incirlik est absolument centrale dans la stratégie de dissuasion américaine au Proche Orient. Il est de fait assez évident pour Ankara de se servir de sa position pour brouiller la volonté européenne et occidentale de se doter d’un langage commun.

Il apparaît aujourd’hui que les deux jambes - OTAN et UE - sur lesquelles reposent la défense collective européenne sont dans l’incapacité de répondre aux défis posés par la situation politico-stratégique en Méditerranée orientale. Une structure ad hoc, au travers d’un dialogue politico-militaire exigeant, permettrait de dépasser les limites institutionnelles actuelles et de régler ce conflit larvé. Les intérêts et les fragilités turques y seraient ménagées et les européens - grecs et chypriotes en premier lieu - y trouveraient une voie de sortie, contre la pression turque grandissante.

La politique extérieure turque limitée par ses faiblesses internes

Cependant, il est à noter que les errances stratégiques de l’UE en Méditerranée orientale vis-à-vis de la Turquie se trouvent minimisées par les limites stratégiques de la politique extérieure turque ainsi que par la fragilité intrinsèque de son économie.

Économiquement, l’année 2020 fut éprouvante pour Ankara qui subit, depuis 2018, une crise économique manifestée par une forte déflation de sa monnaie. Inquiété par les résultats de la campagne municipale de 2018, Erdogan s’est depuis activé tous azimuts hors de ses frontières, notamment en Méditerranée orientale en vue de favoriser d’autres leviers de puissance.

Néanmoins, malgré le regain d’influence de la Turquie dans la région, le pays n’est jamais parvenu, faute de capacités diplomatiques suffisantes, à fédérer les autres acteurs régionaux autour de sa vision stratégique. Au contraire de l’Égypte, Israël et Chypre qui s’entendent et dialoguent actuellement sur les questions énergétiques, quand Moscou et le Caire soutiennent respectivement le maréchal Haftar en Libye, camp opposé au GNA d’al Sarraj soutenu, lui, par Ankara.

Conscient des limites de sa politique extérieure, usée par une crise économique et sanitaire, la Turquie joue actuellement l’apaisement. Marquée par une reprise du dialogue, le réchauffement de ces derniers mois est le fruit de l’effort conjoint des Européens à s’accorder : ces derniers se sont entendus lors du dernier sommet européen afin de convenir de sanctions économiques à l’égard de la Turquie.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Guilhem Ducournau, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la politique de défense et les industries de défense. Constantin Gaillard, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, s'intéresse à la politique européenne de défense et aux relations euro-israéliennes. Louise Hervieux, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur la politique européenne de défense et les migrations.