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Le nucléaire militaire français mérite de sortir de la Guerre froide

| Yannick Pincé

1 juin 2021

Ce début d’année 2021 a connu un focus sur le nucléaire militaire français, inédit depuis les ultimes essais nucléaires de 1995. Cette attention est centrée sur la crédibilité de la dissuasion depuis les années 1960, les conséquences des essais et le monopole entre les mains du président de la République. Elle porte des polémiques qui empêchent de se poser la question de l’avenir de la politique de défense française et européenne.

L’attachement à un récit national du nucléaire et au rôle du général de Gaulle suscite souvent des réactions passionnées qui handicapent la réflexion. Pourtant par le débat public autour de ces problèmes, il est possible de construire collectivement la politique de défense de demain et de réfléchir aux relations avec nos partenaires. Il faut pour cela assumer les erreurs d’hier et se garder de tout dogme en la matière.

Une remise en cause du récit national nucléaire français ?

Un article publié le 20 décembre 2020 dans la revue Cold War History lance un débat dans les colonnes de L’Opinion après une interview de ses deux auteurs par Jean-Dominique Merchet. Ces chercheurs estiment que le programme nucléaire français a été conduit sans stratégie dans les années 1960 et qu’il n’est techniquement pas crédible, c’est-à-dire, susceptible de dissuader un adversaire, avant 1974. 

Les spécialistes en stratégie, historiens, journalistes, juristes, chercheurs en géopolitique et en science politique, ont offert un large panel de réactions. Celles-ci vont du sentiment que les auteurs n’apportent rien de nouveau à la dénonciation « (d’)une entreprise idéologique de déconstruction » voire « des falsifications grossières de l’histoire ». En somme, il est reproché à ces chercheurs de biaiser le récit du passé pour attaquer l’ensemble du programme militaire nucléaire français et « revêtir l’habit du procureur de la grande cause du désarmement ».

Face à ces critiques, les auteurs ont répliqué en réaffirmant leurs arguments et en dénonçant un « procès d’intentions » propre à la France citant la possibilité au Royaume-Uni de débattre de la crédibilité et de l’indépendance de l’arsenal nucléaire.

Le problème des essais nucléaires

Là-dessus se greffe une polémique sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires français après la publication d’un ouvrage de Tomas Statius et Sébastien Philippe, l’un des deux auteurs de l’article de Cold War History. À partir d’une enquête sur place et de documents déclassifiés, ils démontrent des contaminations de populations en Polynésie après certains essais nucléaires aériens français pratiqués de 1966 à 1974.

Les 6 et 21 février 2021, le ciel orangé de sable saharien chargé de quantités réduites de césium-137 - traces des essais nucléaires atmosphériques de 1960 à 1966 - a plongé les Français dans un débat relancé par le pouvoir algérien. C’est un hasard du calendrier puisque jusqu’aux années 2000, les revendications à ce propos étaient plutôt issues de particuliers sans soutien de l’État algérien en raison de difficultés mémorielles. En effet, le pouvoir est gêné par la concession faite à la France, lors des accords d’Évian, de pouvoir utiliser ses sites d’essais nucléaires jusqu’en 1967. Il faut ajouter à cela l’utilisation par l’armée des baraquements des sites pour y détenir des militants islamistes lors de la guerre civile des années 1990. Il faut donc attendre le 8 avril pour que le chef d’état-major algérien fasse une demande officielle de soutien français à la décontamination des sites utilisés. 

Même si elle est douloureuse, la question des essais est peut-être celle qui suscite le moins de difficultés car les réactions officielles, bien que peu nombreuses, ne sont pas marquées par le déni. Lorsque les autorités algériennes soulèvent pour la première fois la question en 2007, la partie française fait preuve de compréhension. Toutefois ce sujet se retrouve imbriqué dans la multitude de problèmes qui empoisonnent la querelle mémorielle franco-algérienne, enjeu du rapport Stora remis à Emmanuel Macron le 20 janvier 2021. Il y est proposé de faire la lumière sur les essais. Plus globalement, la loi Morin de 2010 permet aux victimes de saisir le Comité d’indemnisation des victimes (Civen), mais les dossiers retenus restent assez faibles et peinent à remplir les critères définis. 

De la difficulté de débattre du nucléaire en France

En ce qui concerne la crédibilité de l’arsenal français et sa doctrine stratégique (l’utilité que le pouvoir lui donne), le débat est historiquement beaucoup plus difficile. Dans le contexte de guerre froide, les officiers qui ont seulement émis des doutes sur la doctrine, et non sur l’arme, comme le général Étienne Copel en 1984, sont sanctionnés. Il en est de même des personnalités politiques comme Michel Pinton, secrétaire général de l’UDF, qui condamne en 1983 sa carrière nationale pour les mêmes raisons. Il est vrai que le pouvoir politique apprécie assez peu l’intervention des militaires dans le débat public, soumis à un devoir de réserve et que mettre en doute les capacités de défense nationale dans le contexte de guerre froide pouvait justifier de tels anathèmes contre ce que Michel Pinton annonçait comme un « sacrilège ».

Sacrilège, car traiter de nucléaire militaire renvoie consciemment ou inconsciemment au général de Gaulle. Le gaulliste et spécialiste de questions stratégiques Alexandre Sanguinetti raillait en 1980 les défenseurs intransigeants de la doctrine de dissuasion nucléaire attribuée à de Gaulle sous l’expression de porteurs « d’un morceau de la vraie croix ». En effet, Charles de Gaulle était avant tout un pragmatique et disait se méfier des « théologiens » de la stratégie. Lui attribuer une doctrine de dissuasion stricte (menacer l’adversaire de représailles massives) est exagéré car il avait lui-même favorisé des accords de coopération avec les alliés de l’OTAN pour faire usage des forces conventionnelles françaises en cas de guerre contre le pacte de Varsovie. Il n’en demeure pas moins qu’en France, débattre du nucléaire militaire est souvent compris comme s’en prendre à une réussite nationale et à la personne même du Général.

Un dernier frein au débat sur le nucléaire militaire en France est son association à la personne du président de la République, chargé de fixer la doctrine par des prises de parole publiques. C’est encore une fois l’inconscient gaulliste national qui parle car les budgets sont toujours dépendants du parlement et ceux-ci n’ont pas toujours été facilement adoptés jusqu’à la fin des années 1970. Le première cohabitation de 1986-1988 est même marquée par des divergences entre le gouvernement et le président sur un missile mobile, l’emploi des forces conventionnelles, le rapport à l’OTAN et les discussions de désarmement entre Moscou et Washington.

La relance du débat au début de l’année 2021 conduit ainsi le témoin et acteur, Jean-Dominique Merchet à estimer qu’il y a des « fissures dans le “bunker” français » alors « (qu’)une chape de plomb pèse sur la dissuasion, qui relèverait, nous dit-on, de la compétence exclusive du président de la République ».

Emmanuel Macron en a conscience dès son discours stratégique du 7 février 2020 lorsqu’il évoque une mise en cause du nucléaire stratégique par le traité sur l’interdiction des armes nucléaires adopté par une conférence des Nations unies le 7 juillet 2017 et auquel l’Algérie fait référence dans ses revendications en réparation des essais nucléaires. Le président cite également une condamnation morale de la part du pape François.

Aborder ces questions de front pour préparer l’avenir

Il est devenu habituel de considérer, sondages à l’appui, qu’il y a un consensus sur la politique de défense en France et sur la dissuasion nucléaire en particulier. Or, il est paradoxal de regretter comme le font de nombreux spécialistes qu’il y ait un manque de diversité de la recherche stratégique française tout en continuant à s’interdire de débattre des questions nucléaires de peur de briser ce sentiment d’accord général. Il faut accepter d’en discuter pour éviter d’alimenter les théories complotistes.

D’autres recherches vont se présenter, d’autres demandes sur le passé nucléaire français aussi. Il faut aborder ces questions de front pour construire la politique de défense de demain, tant les enjeux sont considérables : terrorisme, retour des tensions internationales face aux puissances émergentes. Discuter c’est aussi intégrer les citoyens à la défense nationale en particulier la jeunesse qui montre un grand intérêt pour les questions politiques et stratégiques comme l’indique le succès de la nouvelle spécialité orientée vers la géopolitique en lycée. Faire sortir le nucléaire français de la Guerre froide, c’est aussi accepter de s’interroger sur son articulation avec nos alliés, européens en particulier, pour faire face ensemble aux menaces de demain.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Yannick Pincé, Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur l'histoire politique et nucléaire ainsi que sur la stratégie.