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Chine-Russie, une entente au sein de lOnu ? - Grand entretien avec Sylvie Bermann

| Hippolyte Cailleteau et Marie-Sixte Imbert

18 décembre 2020

Ambassadeur de France depuis 2019, Sylvie Bermann est entrée au ministère des Affaires étrangères en 1979. Ancienne Ambassadrice en Chine, en Grande Bretagne puis en Russie, elle a également servi au sein de la représentation permanente de la France auprès des Nations unies et de celle auprès de l’Union européenne. Elle est désormais présidente de l’IHEDN.

Dans un contexte de crise du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), des instances onusiennes et du multilatéralisme de manière générale, dans quelle mesure peut-on parler d’alliance, formelle ou non, entre la Chine et la Russie ? 

Malgré une relative unité après la Guerre froide, il y a toujours eu une distinction au sein du Conseil de sécurité entre les membres du P3 (États-Unis, Royaume-Uni, France) et les autres. De rapports apaisés mais froids à la suite de l'effondrement soviétique, les relations entre la Chine et la Russie se sont considérablement réchauffées à l’aune de l’opération militaire occidentale en Libye en 2011. Si les deux puissances eurasiatiques avaient accepté la mise en place d’une zone d'exclusion aérienne, elles ont considéré le changement de régime comme une trahison. Depuis, les discussions bilatérales n’ont cessé de s’approfondir, les deux pays mettent leur veto à tous les projets de résolution sur la Syrie, et votent presque systématiquement de concert.

L’arrivée de Donald Trump à la Maison blanche en 2017 et son animosité ont constitué un second moment décisif pour une entente avant tout de circonstances. Elle trouve en effet son sens dans les relations que les deux autoritaires entretiennent avec les P3. Xi Jinping n’hésite plus à qualifier Vladimir Poutine de « meilleur ami » ; V. Poutine a été l’invité d’honneur du second Forum des nouvelles routes de la soie (dont son pays n’est pas membre) en 2019 ; des exercices militaires conjoints sont menés.

En revanche, le terme d’alliance serait, à mon sens, excessif. L’entente est avant tout fondée sur des convictions communes, comme le refus de l’ingérence étrangère ou des sanctions internationales. Cela ne signifie pas que les deux pays s’accordent en tous points : la protection des intérêts chinois en Ukraine empêche la Chine de soutenir Moscou sur la Crimée par exemple. Chacun connaît sa place, et semble déterminé à la tenir.

Cette entente plus ou moins tacite repose-t-elle avant tout sur les leaders, ou s’ancre-t-elle plus profondément dans les réflexes géopolitiques ?

L’entente personnelle est réelle, mais elle s’appuie sur une logique plus profonde. Dans un monde de plus en plus divisé entre les régimes libéraux et ceux qui se revendiquent comme illibéraux, le rapprochement sino-russe, même asymétrique, s’avère gagnant-gagnant. De manière traditionnelle, la Russie est certes avant tout européenne ; ses acteurs sont avant tout tournés vers l’Europe. Cependant, les sanctions européennes adoptées à la suite de l’annexion de la Crimée en 2014 a rendu cette nouvelle relation de proximité avec la Chine nécessaire. La convergence d’intérêts suffit à préserver cette solide entente.

De surcroît, les deux pays s’influencent de manière considérable, avec des chefs d’Etat qui ont le temps pour eux, et des régimes autoritaires - et qui devraient le rester, car ils sont le fruit de l’histoire. La décision de Vladimir Poutine d’amender la constitution, en mars 2020, afin de pouvoir prolonger ses fonctions à la tête de l’Etat au-delà de 2024, n’est pas étrangère à la manœuvre similaire de son homologue chinois en 2018. En cas de départ de l’un des deux chefs d’Etat, la situation pourrait être reconsidérée, d’autant que les populations peuvent rester méfiantes, mais je ne dénote pas pour l’instant de signes annonciateurs d’une rupture.

La République populaire de Chine (RPC) n’était pas représentée lors de la conférence de San Francisco en 1945, tandis que la Fédération de Russie de 2020 diffère radicalement de l’Union soviétique d’après-guerre. Comment se positionnent-elles en 2020 au regard des valeurs traditionnellement portées par l’Onu ? 

L'interventionnisme de la Chine est motivé par sa volonté d’auto-préservation plutôt que par le souhait de remettre en cause l’ordre international libéral. La RPC tient un discours critique sur un monde onusien construit sans elle - elle a remplacé Taïwan en 1971 - et qu’elle voudrait plus performant. Dans une certaine mesure, après une absence prolongée, sa présence désormais à la tête de quatre agences de l’Organisation (n.d.l.r. : l’Union internationale des télécommunications, l’Organisation de l’aviation civile internationale, l’Onudi, pour le développement industriel, et la FAO, pour l’alimentation et l’agriculture) est compréhensible même si elle est excessive. Et la nomination d’un diplomate chinois à la tête de la FAO fait sens, alors que le pays a réussi à sortir 800 millions de personnes de la pauvreté en un temps record.

Néanmoins, le discours chinois de remise en cause des valeurs de la Charte des Nations unies est irrecevable. Il ne faut pas oublier que l’un des principaux rédacteurs, chinois, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme - P .C. Chang - insistait sur l’universalité des droits humains, et leur proximité avec les valeurs confucianistes. Chaque pays peut avoir des valeurs différentes, mais les droits humains sont universels.

De son côté, la Russie approuve silencieusement. Elle n’est que peu interventionniste en matière de réforme des institutions ou de candidatures à la tête d’institutions. Sa réforme constitutionnelle l’éloigne par ailleurs un peu plus des principes de gouvernance occidentaux.

La Chine a longtemps été renfermée sur elle-même, un « Empire du milieu » qui déconsidérait le monde extérieur. Son ouverture croissante et sa volonté de projection nouvelle traduisent-elles une évolution profonde de la pensée stratégique chinoise ?

Tout à fait, avec pour corollaire la source de sa frustration : ne pas avoir assez compté pendant toutes ces décennies. Le pays, considéré en développement, est longtemps peu intervenu à part sur des enjeux sensibles comme Taïwan. Aujourd’hui, il a pris conscience de son statut mondial - comme de ses faiblesses qu’il entend combler. L’évacuation des 35 000 ressortissants chinois de Libye en 2011 fut un traumatisme, face à l’insuffisance des moyens de l’Armée populaire de Libération. Dans sa stratégie de renforcement de ses capacités, notamment navales, la Chine s’est établie depuis 2017 à Djibouti, au côté d’autres bases étrangères. Cette logique de puissance est récente, et le pays tente encore de s’en accommoder.

A l’aune de ses succès économiques phénoménaux, la Chine entend être le numéro 1 dans tous les domaines, mais ne se rêve pas en puissance interventionniste - sauf dans son environnement régional immédiat. La signature du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), accord majeur de libre-échange entre quinze pays du Pacifique qui représentent 30 % du PIB mondial, le 15 novembre 2020, démontre une incontestable flexibilité, ainsi qu’une capacité de négociation et de compromis. L’Etat-parti souhaite prendre sa place dans le monde.

Comment la Russie perçoit-elle cette montée en puissance ? Doit-elle s’en inquiéter sur la scène internationale comme dans son voisinage ?

La Russie n’a plus à rougir de son bilan international. Vladimir Poutine a su en restaurer le rang stratégique, grâce notamment à ses interventions au Moyen-Orient. Même Xi Jinping, qui qualifiait autrefois le pays de puissance régionale, a dû réviser son jugement et considère son homologue comme son « meilleur ami ».

Le Kremlin est toutefois réaliste : la compétition économique et géoéconomique est impossible. Regarder en arrière vers l’époque du grand frère soviétique est certes source de frustrations, tout comme d’un certain mépris de la part de la Chine - jusqu’à l’arrivée de Donald Trump - mais la situation s’est améliorée. Les rumeurs de volonté chinoise de conquérir la Sibérie relèvent avant tout de la paranoïa : la région a en réalité besoin d’investissements, et n’oublions pas que les opportunités d’affaires sont avant tout à l’ouest de la Russie.

Comment la Russie et la Chine entendent-elles ménager leurs alliés et construire des alliances au sein du Conseil de sécurité et de l’ONU ? Quel rôle pour l’Afrique dans ces jeux d’influence ?

Les liens bilatéraux avec l’Afrique, réservoir de croissance, sont de plus en plus profonds. La Chine s’est d’ailleurs inspirée de la politique française pour fonder le Forum sur la coopération sino-africaine en 2000. Depuis, les fonds fournis ont permis au continent de se développer et ont permis de développer une certaine reconnaissance de la part des pays africains. Leur vote fut d’ailleurs décisif lors de l’élection de Margaret Chan, chinoise de Hong Kong, à la tête de l’Organisation mondiale de la Santé en 2006. Sur la question du Xinjiang, il est par ailleurs intéressant de noter que la plupart des pays musulmans se sont alignés sur la position de Pékin, y compris à l’Assemblée générale. Les soutiens chinois se manifestent en tous lieux.

La Russie tente d’initier un élan similaire, avec des moyens autrement plus faibles. Le premier sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre 2019 a réuni 46 chefs d’Etat africains, tous globalement satisfaits. La Russie poursuit l’héritage de l’URSS, en matière sécuritaire notamment. Quitte à ce que cela puisse se heurter aux intérêts français, par exemple en République centrafricaine avec ses livraisons d’armements. En revanche, sa position et son influence au Moyen-Orient, notamment à l’aune de la crise syrienne depuis 2015, est incontestée et enviée.

Dans une étude du Pew Research Center en septembre 2020, Vladimir Poutine et Xi Jinping se révélaient plus populaires que Donald Trump en Afrique. Or si le Sénat américain reste républicain en janvier 2021, la ligne politique initiée par ce dernier pourrait persister. L’Afrique est devenue le lieu de rivalités capitales pour toutes les puissances du monde, aussi bien aux plans politique qu’économique

En juin 2020, Russie et Chine se sont unies pour refuser la nomination d’un Français à la tête d’une opération de maintien de la paix au Soudan. Dans quelle mesure cette coordination peut-elle nuire aux intérêts de la France, et plus largement, à l’Europe ?

Ce refus, qui n’est d’ailleurs pas lié à la qualité de notre diplomate, un des meilleurs spécialistes de l’Afrique, est symptomatique de l’inégalité entre puissances. Les grandes ont, par essence, moins besoin du dialogue multilatéral. Or même si la France peut s’appuyer sur les 450 millions de citoyens de l’UE pour peser, ce sont les Etats qui sont représentés au Conseil. Face à la pandémie de la Covid-19 et à l’appel du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, à un cessez-le-feu mondial immédiat en mars 2020, la querelle entre Washington et Pékin sur l’origine du virus a bloqué le CSNU. Face au poids et aux veto chinois, russes et américains, la France serait favorable à une réforme du Conseil de sécurité - avec la Grande-Bretagne, c’est d’ailleurs le seul membre permanent qui restreigne l’exercice de son droit de veto.

La coopération européenne et franco-britannique reste néanmoins forte : nos relations avec le Royaume-Uni sont excellentes, et permettent d’agir ensemble pour faire avancer l’Organisation, au-delà du poids démographique ou économique. A deux, nous rédigeons 60 à 70 % des résolutions : plus enclins à prendre en compte les attentes de chacun, nos textes ont plus de chances d’aboutir. C’est une position unique, atout de notre statut de puissance moyenne. Cette capacité de compromis doit être conservée, dans l’attente d’une ouverture des grandes puissances à la discussion.

L’arrivée de Joe Biden à la tête des Etats-Unis peut-elle changer la donne face à la Russie et à la Chine ?

La position chinoise à son égard est ambiguë : il n’est pas dit que le Parti communiste chinois (PCC) n’aurait pas préféré un second mandat de Donald Trump. Certes, les guerres technologiques, diplomatiques et commerciales généraient des difficultés outre-Pacifique. Mais les démocrates sont plus vindicatifs en matière de droits de l’Homme, et leur tendance à l’ingérence irrite particulièrement les dirigeants communistes.

Joe Biden sera un président très diplomate. Ancien président de la commission des affaires étrangères du Sénat, il a énormément voyagé à travers le monde. Barack Obama lui avait confié en tant que vice-président de 2009 a 2017 le soin d’entretenir les relations avec Xi Jinping, alors également vice-président. Le monde a bien changé depuis 2017 : il ne pourra ignorer la montée en puissance de la Chine au sein des institutions onusiennes. L’attitude discrète sous Deng Xiaoping dans les années 1980 s’est muée en une diplomatie affirmée. Les Etats-Unis la considèrent maintenant comme un rival systémique, l’Athènes d’un piège de Thucydide à l’issue inconnue : la puissance confirmée a peur que celle montante ne l’éclipse. Si la méthode et le style de Joe Biden diffèrent de ceux de Donald Trump, l’objectif reste inchangé.

Face à cette menace chinoise, Joe Biden espère pouvoir rallier les pays européens. Sa posture, plus multilatéraliste, sera plus en phase avec les nations du Vieux Continent, mais les positions ne convergent pas pleinement - même si l’Europe durcit le ton face à la Chine. Sur fond de vetos américains sur le conflit israélo-palestinien ou sino-russes sur la Syrie et donc de blocages du CSNU, un rapprochement semble néanmoins impératif pour la nouvelle administration. A voir si cela peut suffire face à la dynamique proactive de l’entente russo-chinoise.

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que ses auteurs. Hippolyte Cailleteau, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille principalement sur la géopolitique de la Chine. Marie-Sixte Imbert est Directrice des Opérations de l'Institut Open Diplomacy.